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Las d’étreindre un corps pratiquement inerte et de baiser des lèvres trop dociles, Jason se releva d’un bond et alla prendre la chandelle qui brûlait devant l’icône pour l’approcher du visage de Marianne. La lumière fit briller ses yeux grands ouverts et dépourvus de toute trace de langueur amoureuse.

— Qu’est-ce que tu as ? chuchota-t-il en passant un doigt caressant sur ses lèvres. On dirait que tu as vu un fantôme. Tu n’as pas envie d’amour, ce soir ?

Sans que la jeune femme bougeât la tête, ses prunelles pleines de tristesse se tournèrent vers lui.

— J’ai peur, murmura-t-elle.

— Peur ? Mais de quoi ? Crains-tu que les mégères du village ne viennent mettre le siège sous nos fenêtres pour reprendre Shankala ?

— Non. Je crois bien que c’est elle qui me fait peur !

Jason se mit à rire :

— Quelle idée ! J’admets volontiers qu’elle n’a pas une mine bien rassurante, mais elle ne nous connaît pas et d’après ce que nous avons vu, elle n’a pas tellement eu l’occasion de se louer du genre humain jusqu’à présent. Ces vieilles sorcières l’auraient mise en pièces si elles avaient pu. Et sa beauté devait bien y être pour quelque chose.

Dans la région du cœur, Marianne ressentit un petit pincement fort désagréable. Elle n’aimait pas du tout que Jason parlât de la beauté de cette femme.

— As-tu oublié qu’elle a trompé son mari ? C’est une femme adultère...

Sa voix s’était faite si dure, tout à coup, qu’elle eut l’impression d’avoir crié. Peut-être à cause du silence qui suivit... Un instant, Jason scruta le visage, soudain fermé, de sa maîtresse. Puis il souffla la bougie et l’enlaça étroitement, la collant à lui, comme s’il souhaitait se couler avec elle sous la même peau. Il l’embrassa, longuement, cherchant à réchauffer ses lèvres froides pour les amener au diapason de sa propre passion, mais en vain. Sa bouche glissa contre la joue de la jeune femme, trouva son oreille, qu’il mordilla. Alors...

— ... Toi aussi, mon cœur, tu es une femme adultère, chuchota-t-il. Et cependant, personne ne songe à te jeter à l’eau...

Marianne sursauta comme si un serpent l’avait piquée et chercha à éloigner le corps pressé contre le sien. Mais il la tenait bien et, pour mieux l’immobiliser, il emprisonna ses jambes entre ses cuisses dures, cependant qu’elle s’écriait :

— Tu es fou ! Moi, une épouse adultère ? Ne sais-tu pas que je suis libre ? Que mon époux est mort ?

Elle s’affolait, saisie d’une terreur qu’elle ne contrôlait pas. Devinant qu’elle était tout près de crier, Jason se fit plus tendre encore :

— Chut ! Du calme ! murmura-t-il contre sa bouche. Ne crois-tu pas qu’il est temps de me dire la vérité ? Est-ce que tu ne sais pas encore que je t’aime... et que tu peux tout me confier ?

— Mais que veux-tu que je te dise ?

— Ce que je dois savoir ! Bien sûr, je ne t’ai peut-être pas donné, jusqu’à présent, de grandes raisons de croire en ma compréhension... J’ai été brutal, injuste, cruel et violent. Mais je l’ai tant regretté, Marianne ! Durant ces jours où, à moitié mort, je me traînais au soleil de Monemvasia, guettant le retour de forces qui ne voulaient pas revenir, je ne pensais qu’à toi, à nous... à tout ce que j’avais si bêtement gâché... Si je t’avais aidée, comprise, nous n’en serions pas là. Ta mission remplie, nous voguerions, à l’heure qu’il est, vers mon pays, au lieu d’errer interminablement à travers une steppe barbare. Alors, assez de stupidités, assez de mensonges et de dissimulations ! Rejetons tout ce qui n’est pas nous-mêmes, comme nous rejetons nos vêtements pour nous aimer... C’est ton âme que je veux voir nue, mon amour... Dis-moi la vérité. Il en est grand temps si nous voulons pouvoir, un jour, construire un vrai bonheur...

— La vérité ?

— Oui... Je vais t’aider. Où est ton enfant, Marianne ?

Son cœur manqua un battement. Elle avait toujours su qu’à un moment ou à un autre Jason en viendrait à lui poser cette question, mais, jusqu’à présent, elle s’était efforcée de repousser toutes les réponses possibles, peut-être par lassitude inconsciente de ces mensonges qu’il lui avait fallu accumuler.

Elle comprenait qu’il avait raison, qu’il fallait en finir une bonne fois avec les malentendus et qu’alors seulement tout deviendrait possible. Mais, inexplicablement, elle reculait encore devant les mots comme une fillette au bord d’un fossé dont la profondeur l’effraie.

— Mon enfant... commença-t-elle lentement, cherchant ses mots, il est...

— Avec son père, n’est-ce pas ?... Ou tout au moins avec celui qui a voulu être son père ? Il est avec Turhan Bey... ou bien, me permets-tu de dire le prince Sant’Anna ?

De nouveau, ce fut le silence, mais un silence d’une qualité nouvelle. Un brusque soulagement, une note claire de délivrance tintèrent dans la voix de Marianne quand elle demanda presque timidement :

— Comment as-tu su ? Qui t’a dit ?

— Personne... et tout le monde. Lui surtout, je crois, cet homme qui avait choisi l’esclavage pour s’embarquer sur mon bateau. Il n’avait aucune raison d’endurer ce qu’il a accepté, de ma part et de celle des autres, sinon pour s’occuper de quelqu’un, de quelqu’un qui était toi. Bien sûr, je n’ai pas compris tout de suite. Mais cette trame dense et embrouillée, tissée autour de toi, est devenue soudain extraordinairement claire, certain matin, au palais d’Humayunabad, lorsque j’ai rencontré la fidèle servante des princes Sant’Anna portant avec l’orgueil et la joie du triomphe, le dernier de ces princes chez un simple marchand, sans nationalité bien définie et que l’enfant n’aurait pas dû, normalement, intéresser au point qu’il fallût le lui présenter toutes affaires cessantes. Mais toi, Marianne, quand as-tu su la vérité ?

Alors, elle parla. Complétant avec empressement le récit naguère fait par Jolival, elle se raconta, vidant une bonne fois pour toutes son cœur et sa mémoire avec un inexprimable sentiment de libération. Elle dit tout : la nuit chez Rebecca, l’exigence du prince, le séjour au palais Morousi, le pacte passé entre elle et son époux, les dangers courus par la faute de l’ambassadeur anglais, l’hospitalité reçue au palais des bords du Bosphore et, finalement, le brusque départ du prince emportant l’enfant qu’il croyait renié par sa mère au moment précis où celle-ci venait de découvrir la réalité de son cœur. Elle dit, enfin, sa propre crainte de ce que pourraient être ses réactions, à lui, Jason en découvrant qu’elle avait épousé un Noir...

— Nous avions décidé de nous séparer, ajouta-t-elle, à quoi bon, dans ce cas, t’apprendre tout cela et risquer de te déplaire encore ?

Il eut un petit rire sans gaieté.

— Me déplaire ? Ainsi, à tes yeux, je ne suis rien de plus qu’une espèce de marchand d’esclaves ? fit-il avec amertume. Et tu ne comprendras jamais, sans doute, que ces Noirs au milieu desquels j’ai passé ma jeunesse, auxquels je dois sans doute les meilleurs moments de mon enfance, je puisse trouver normal d’être leur maître et les aimer tout de même ? Quant à lui...

— Oui, dis-moi : qu’éprouves-tu quand tu y penses ?

Il réfléchit un instant puis elle l’entendit soupirer :

— Je ne sais pas très bien. Une certaine sympathie... du respect pour son courage et pour son abnégation. Mais aussi de la colère... et de la jalousie. Il est trop grand, cet homme ! Trop noble, trop loin des autres, les simples coureurs d’aventures comme moi... trop beau aussi ! Et puis, il est ton époux, malgré tout. Tu portes son nom devant Dieu et devant les hommes. Enfin, il a, auprès de lui, ton enfant, un peu de ta chair... un peu de toi ! Il y a des moments, vois-tu, où je pense que ce grand sacrifié volontaire a de la chance...