— Vous êtes sûr de cela ?
— Absolument, Sire ! D’ailleurs, outre ces soldats qui les ont arrêtés, il y a des témoins : quelques commerçants polonais du voisinage qui nous suivent et viennent à vous.
Il y eut un silence. Devant le groupe effaré des prisonniers, Napoléon se mit à aller et venir, lentement, les mains croisées derrière le dos, jetant de temps à autre un regard à ces hommes qui, instinctivement, retenaient leur souffle. Soudain, il s’arrêta.
— Qu’ont-ils à dire pour leur défense ?
Le baron d’Ideville s’avança.
— Ils prétendent tous que l’ordre d’incendier toute la ville leur a été donné par le gouverneur Rostopchine avant...
— C’est faux ! cria l’Empereur. Cela ne peut pas être vrai parce que ce serait insensé. Ces gens mentent. Ils veulent seulement se décharger de la responsabilité d’un crime en espérant que cela leur vaudra une mesure de clémence.
— Il faudrait, pour cela, qu’ils se fussent donné le mot. Sire, car tenez, en voici d’autres que l’on vous amène et je gagerais que nous allons entendre la même chanson.
En effet un nouveau groupe apparaissait, conduit par le sergent Bourgogne, cette connaissance déjà ancienne de Marianne. Mais cette fois, un vieux Juif en lévite, brûlée par endroits, les escortait. Ce fut lui qui, avec beaucoup de courbettes et de soupirs, expliqua comment, sans l’arrivée providentielle du sergent et de ses hommes, il aurait brûlé avec tout le contenu d’une épicerie.
— C’est impossible ! répétait Napoléon, c’est impossible...
— Sire, intervint doucement Marianne, ces gens préfèrent anéantir Moscou plutôt que vous en laisser la jouissance. C’est un sentiment peut-être primitif mais qui, au fond, rejoint l’amour ! Vous-même, s’il s’agissait de Paris...
— De Paris ? Brûler Paris si l’ennemi parvenait à l’atteindre ? Pour le coup, Madame, vous êtes folle ! Je ne suis pas de ceux qui s’ensevelissent sous les ruines. Sentiment primitif, dites-vous ? Il se peut que ces gens soient des Scythes, mais on n’a pas le droit de sacrifier l’œuvre de centaines de générations à l’orgueil d’un seul. D’ailleurs...
Mais Marianne ne l’écoutait pas. Pétrifiée, elle regardait deux hommes qui discutaient à l’entrée de la galerie. L’un était le maître des cérémonies de la cour, le comte de Ségur. L’autre était un petit prêtre en soutane noire qu’elle reconnaissait sans peine mais non sans inquiétude. Que venait faire ici, chez l’homme qu’il avait toujours combattu, le cardinal de Chazay ? Qu’avait-il à dire ? Pourquoi cherchait-il à aborder l’Empereur, car son arrivée au Kremlin, à cette heure, ne pouvait avoir d’autre but...
Elle n’eut pas le temps de chercher une réponse. Déjà Ségur et son compagnon rejoignaient le groupe au centre duquel Napoléon distribuait de nouveaux ordres, précisant qu’il voulait des patrouilles dans tous les quartiers que l’incendie n’avait pas encore atteints, des fouilles minutieuses dans les maisons afin de retrouver d’autres hommes semblables à ceux qui se tenaient devant lui inertes, pareils à un troupeau stupide.
— Que faisons-nous de ceux-ci ? demanda Durosnel.
La sentence tomba, impitoyable.
— Nous n’avons que faire de prisonniers ! Pendez-les ou passez-les par les armes, au choix ! De toute façon, ce sont des criminels.
— Sire, ce ne sont que des instruments...
— Un espion aussi est un instrument et cependant il n’a à attendre ni pitié ni merci. Je ne vous défends pas de trouver Rostopchine... et de le pendre avec eux ! Allez !
La troupe en s’écartant livra passage au Grand-Maître des Cérémonies et à son compagnon. Le premier s’avança vers l’Empereur.
— Sire, fit-il, voici l’abbé Gauthier, un prêtre français qui désire vivement entretenir Votre Majesté des problèmes qui agitent Moscou en ce moment. Il prétend détenir des renseignements de source sûre.
Sans qu’elle pût savoir pourquoi, le cœur de Marianne manqua un battement et elle eut l’impression d’une main de fer soudain serrée autour de sa gorge. Tandis que Ségur parlait, son regard avait croisé celui de son parrain, un regard d’une si impérieuse dureté qu’elle en eut froid dans le dos. Jamais elle ne lui avait connu cette froideur glaciale, cette autorité qui lui interdisait sans un mot de se mêler en rien de ce qui allait suivre. Ce ne fut d’ailleurs qu’un instant. Déjà le prêtre s’inclinait avec la feinte gaucherie d’un homme peu habitué à approcher les grands de ce monde.
Napoléon cependant l’examinait.
— Vous êtes français, Monsieur l’abbé ? Un émigré sans doute ?...
— Non pas, Sire ! Un modeste prêtre mais mes connaissances en latin m’ont fait choisir, voici déjà plusieurs années, par le comte Rostopchine, afin d’enseigner à ses enfants cette noble langue... et aussi le français.
— Une langue au moins aussi noble, Monsieur l’abbé. Ainsi donc vous serviez chez cet homme que l’on me dit être un incendiaire... ce que je me refuse de croire !
— Il le faut cependant. Sire ! Je puis certifier à... Votre Majesté que les ordres du gouverneur ont bien été tels qu’on les lui a décrits : la ville doit brûler jusqu’aux fondations... ce palais y compris !
— C’est insensé ! C’est de la folie pure.
— Non, Sire... C’est russe. Il n’y a qu’un seul moyen pour Votre Majesté de sauver cette vieille et auguste cité.
— Lequel.
— Partir ! L’évacuer dès maintenant. Il en est temps encore. Repartez vers la France, renoncez à vous établir ici et l’incendie s’arrêtera.
— D’où vous vient cette certitude ?
— J’ai pu entendre les ordres du comte. Il a laissé quelques hommes de confiance qui savent où se trouvent les pompes. Dans une heure, tout peut être terminé... si Votre Majesté annonce son départ immédiat.
Haletante, serrant ses mains l’une contre l’autre, Marianne suivait ce dialogue, pour elle totalement obscur, cherchant à comprendre pourquoi son parrain semblait chercher à sauver l’armée impériale sous couleur de sauver Moscou. En même temps sa mémoire lui restituait curieusement une phrase prononcée à Odessa par le duc de Richelieu à propos du cardinal : « Il va à Moscou où l’attend une grande tâche si d’aventure ce misérable Corse arrivait jusque-là !... »
Le Corse était là. Et en face de lui, un homme dont il ignorait la puissance cachée, un homme investi « d’une grande tâche », un homme qui avait juré sa perte... Et maintenant, la voix douce et calme du cardinal faisait peur à Marianne, bien plus peur encore que celle, brève et incisive, de l’Empereur qui, cependant, reprenait avec une nuance menaçante.
— Annoncer mon départ immédiat ? Mais à qui donc ?
— A la nuit, Sire ! Quelques ordres lancés du haut des murs de ce palais suffiraient car ils seraient entendus...
— Vous me semblez, Monsieur l’abbé, singulièrement informé pour un prêtre modeste ! Vous êtes français, vous êtes entouré de Français ici. Nous sommes vainqueurs et vous devriez être fier ! Or, vous venez de parler de fuir, honteusement.
— Il n’y a pas de honte à fuir les éléments, même pour un conquérant, Sire ! Je suis français, certes, mais je suis aussi un homme de Dieu et je songe à tous ceux de vos hommes qui vont périr si vous vous obstinez à lutter contre Dieu.
— Allez-vous me dire maintenant que Dieu est russe ?
— Dieu est de tous les peuples. Vous avez vaincu les armées de celui-ci, mais il reste le peuple lui-même qui vous repousse avec ce qu’il peut, quitte à s’ensevelir avec vous. Croyez-moi, partez !
Le dernier mot claqua comme un coup de fouet, si impérieux que Marianne en frémit. Il fallait que Gauthier de Chazay fût devenu insensé pour oser s’adresser sur ce ton à l’Empereur des Français et elle ne parvenait pas à saisir le but de cette démarche insensée. Croyait-il réellement que Napoléon allait abandonner Moscou simplement parce qu’il l’en adjurait ? Il suffisait de regarder son visage blême, ses narines qui se pinçaient et cette crispation de sa mâchoire pour deviner que les choses tournaient mal.