Выбрать главу

Et, en effet, soudain Napoléon, haussant les épaules, s’écria véhémentement.

— Je respecte votre robe, Monsieur, mais vous êtes fou ! Retirez-vous de ma vue avant que ma patience ne soit complètement épuisée.

— Non. Je ne partirai pas. Pas avant de vous avoir fait entendre ce qu’une fois dans votre vie, au moins, vous devez entendre avant que votre orgueil ne vous pousse à l’abîme et tous ceux qui vous suivent avec vous. Jadis, vous avez ramassé la France, sanglante, souillée par les excès de la Révolution, rongée par la lèpre des trafiquants et des profiteurs du Directoire, vous l’avez remise debout, balayée, nettoyée et vous avez grandi avec elle. Oui, moi qui n’ai jamais été des vôtres, je dis ici que vous avez été grand.

— Ne le sais-je plus ? fit l’Empereur avec hauteur.

— Vous avez cessé de l’être le jour où, cessant de la servir, vous vous êtes servi d’elle. Au prix d’un crime, vous vous êtes fait empereur et, depuis, pour asseoir votre puissance sacrilège, vous lui arrachez chaque année les meilleurs de ses enfants pour les envoyer périr sur tous les champs de bataille d’Europe.

— C’est à l’Europe, Monsieur, qu’il faut vous adresser. C’est elle qui, jamais, n’a pu supporter que la France redevienne la France, plus grande et plus puissante qu’elle ne l’avait jamais été.

— Elle l’eût supporté si justement la France était restée la France, mais vous l’avez gonflée, gavée d’une foule de royaumes et d’annexions dont elle n’avait aucun besoin. Mais il fallait, n’est-ce pas, qu’il y eût des trônes pour vos frères, des fortunes pour tous les vôtres ?... Et pour asseoir ces royautés de carton, vous avez ruiné, détruit, chassé les plus vieilles races d’Europe.

— Vous avez dit le mot : de vieilles races ! Mortes, épuisées, finies ! En quoi ma couronne vous gêne-t-elle ? Vous êtes sans doute de ceux qui auraient voulu pour moi la gloire stupide d’un Monk... vous vouliez revoir sur le trône vos Bourbons exténués !

— Non !...

Ce fut un cri et il plongea Marianne dans une véritable stupeur. Que se passait-il ? Gauthier de Chazay, agent secret du comte de Provence, qui se faisait appeler Louis XVIII, reniait-il son maître ? Elle n’eut pas le temps de chercher.

— Non, reprit le cardinal. J’avoue l’avoir longtemps souhaité... je ne le souhaite plus pour des raisons qui me sont personnelles. J’aurais pu même en venir à vous accepter. Mais vous avez cessé d’être bénéfique pour votre pays. Vous ne pensez qu’à vos conquêtes et si l’on vous laisse faire vous dépeuplerez la France pour l’orgueil de rejoindre Alexandre le Grand, pour atteindre les Indes et ramasser la couronne d’Akbar ! Non ! Assez ! Allez-vous-en ! Partez quand il en est temps encore ! Ne lassez pas Dieu !

— Laissez Dieu où il est ! Je vous ai trop écouté ! Vous n’êtes qu’un vieux fou. Sortez à l’instant si vous ne voulez pas que je vous fasse arrêter.

— Faites-moi arrêter si vous le désirez mais vous n’arrêterez pas la colère de Dieu ! Regardez ! vous tous qui êtes ici !

Si grande était la passion qui habitait ce corps frêle que tous, machinalement, tournèrent la tête vers les fenêtres dans la direction indiquée par ce bras tragiquement tendu.

— Regardez ! C’est le feu du Ciel qui s’abat sur vous. Si vous ne quittez pas cette ville avant ce soir, il n’en restera pas pierre sur pierre et vous serez tous ensevelis sous ses décombres ! Je vous le dis, en vérité...

— Assez !

Pâle de colère, les poings serrés, Napoléon marcha vers son adversaire.

— Votre impudence n’a d’égale que votre folie. Qui vous envoie ? Qu’êtes-vous venu chercher ici ?

— Personne ne m’envoie... sinon Dieu ! Et j’ai parlé pour votre bien...

— Allons donc ! A qui ferez-vous croire cela ? Vous étiez chez Rostopchine, n’est-ce pas. Vous en savez infiniment plus long que vous ne voulez le dire. Et vous avez cru, vous et ceux qui vous payent, qu’il suffirait de venir corner à mes oreilles vos malédictions pour que je m’enfuie comme une vieille femme crédule, et vous laisse tous libres de vous rire de moi ? Je ne suis pas une vieille femme, l’abbé. Et les terreurs que vous soulevez chez les âmes simples, dans les profondeurs noires de vos confessionnaux, ne m’attei-plient pas. Je ne partirai pas. J’ai conquis Moscou, je le garde !...

— Alors vous perdrez votre Empire ! Et votre fils, ce fils que vous avez obtenu, au prix d’un sacrilège, d’une malheureuse princesse qui se croit votre épouse et n’est que votre concubine, ne régnera jamais ! Et c’est tant mieux, car s’il régnait un jour ce serait sur un désert.

— Duroc !

L’assistance abasourdie, vaguement terrifiée, s’écarta machinalement pour laisser passer le Grand-Maréchal du palais.

— Sire ?

— Arrêtez cet homme ! Qu’on l’enferme ! C’est un espion à la solde des Russes ! Qu’on l’enferme et qu’on attende mes ordres ! Mais il sera mort avant que je n’aie quitté ce palais !

— Non !

Le cri angoissé de Marianne se perdit dans le tumulte. Déjà un piquet de soldats approchait, enveloppait le cardinal dont, en un instant, les mains furent liées derrière le dos. On l’entraîna tandis qu’il criait encore :

— Tu es au bord de l’abîme. Napoléon Bonaparte ! Fuis avant qu’il ne s’ouvre sous tes pas et ne t’engloutisse avec tous les tiens !...

Jurant effroyablement, Napoléon hors de lui s’élança dans son appartement, entouré de quelques-uns de ses familiers qui commentaient avec indignation ce qui venait de se passer. Marianne se jeta à leur suite, rejoignit l’Empereur au moment où il franchissait la porte de sa chambre, et se glissa sur ses talons avant que le battant n’eût claqué derrière lui.

— Sire ! s’écria-t-elle. Il faut que je vous parle !...

Il se retourna tout d’une pièce au moment où il allait s’engouffrer dans son cabinet de toilette et, devant le regard noir dont il l’enveloppa, la jeune femme ne put s’empêcher de frémir.

— On m’a déjà beaucoup parlé, ce matin, Madame ! Beaucoup trop même ! Et je croyais vous avoir dit d’aller vous reposer. Allez-y et laissez-moi tranquille.

Elle plia légèrement les genoux comme si elle allait tomber à ses pieds, joignit les mains dans un geste instinctif.

— Sire !... Je vous en supplie... je vous en conjure, faites ce que vous a dit ce prêtre ! Allez-vous-en !

— Ah ! non ! Pas vous !... Mais va-t-on enfin me laisser en paix ! Je veux être seul, vous entendez ? Etre seul !...

Et, saisissant le premier objet qui se trouvait sous sa main, en l’occurrence un vase de Chine, il le lança à la volée à travers la pièce. Le malheur voulut que Marianne se relevât à cet instant précis. Le vase l’atteignit à la tempe et, avec un gémissement, elle s’abattit sur le tapis...

L’odeur piquante des sels anglais et une violente migraine furent, pour Marianne, les premiers symptômes du retour à la conscience. S’y ajouta aussitôt la voix feutrée de respectueux soulagement de l’indispensable Constant.

— Ah ! Nous revenons à nous !... Puis-je demander à Votre Altesse Sérénissime comment elle se sent ?

— Aussi mal que possible... et surtout pas sereine, mon pauvre Constant ! Même un tout petit peu. (Puis, se rappelant brusquement ce qui venait de se passer entre Napoléon et elle :) L’Empereur ? Comment imaginer qu’il ait pu... Est-ce qu’il a voulu me tuer ?