— Si ce bobo, fit-elle en touchant l’endroit douloureux où le vase l’avait atteinte, a pu contribuer à donner quelque apaisement aux nerfs de Votre Majesté, j’en suis même très heureuse. Je ne suis... que sa servante.
— Ne sois donc pas si solennelle ! Si tu veux dire que tu m’aimes bien, dis-le tout bêtement au lieu d’employer les grâces ampoulées du langage de cour ! Tu ferais mieux de me dire ce que tu penses ; je suis une brute. Il y a longtemps que nous le savons tous les deux. Maintenant, dis-moi ce que je peux faire pour que tu me pardonnes tout à fait ! Tu peux demander ce que tu veux, même la permission de... faire encore des folies ! Veux-tu des chevaux ? Une escorte pour t’accompagner à Pétersbourg ? Veux-tu un bateau ? Tu peux partir à l’instant pour Dantzig, avec de l’or, et y attendre le passage de ton corsaire qui ne manquera pas d’y relâcher...
— Votre Majesté... a donc changé d’avis ? Elle pense maintenant que j’ai une chance de trouver le bonheur auprès de Jason Beaufort ?
— Certainement pas ! Mon opinion n’a pas varié. Mais il y a en moi la crainte de t’avoir trop demandé... et peut-être aussi celle de t’exposer à un danger trop grand. Je n’ignore pas que nous courons un risque. Mais moi et mes soldats nous sommes des hommes faits pour le risque. Pas toi ! Tu n’as déjà couru que trop de dangers pour venir jusqu’à moi. Je n’ai pas le droit de t’en demander davantage...
Comme cela se produit souvent dans les circonstances les plus dramatiques, une idée saugrenue traversa soudain l’esprit de Marianne. Est-ce qu’en lui proposant la liberté, Napoléon n’aurait pas aussi l’idée de se débarrasser d’elle ? Il ne semblait pas aimer Cassandre plus que ses maréchaux... mais au fond peu importait le mobile qui le faisait agir. Ce qu’il proposait était si inattendu, si merveilleux ! Une sorte d’éblouissement passa devant ses yeux... Elle comprit, à cet instant précis, qu’elle tenait entre ses mains les clefs de sa vie, de sa liberté. Un mot et, dans quelques minutes, les portes du Kremlin s’ouvriraient devant elle. Une voiture bien protégée l’emporterait, avec Gracchus et Jolival, comme aux beaux jours, vers le port où le fil rompu se renouerait et où, tournant définitivement le dos à l’Europe, elle pourrait s’envoler vers une vie nouvelle où il n’y aurait plus que l’amour... Mais ce mot-là, elle ne pouvait pas, elle n’avait pas le droit de le prononcer, car il équivaudrait à une seconde condamnation à mort de son parrain...
Le petite flamme s’éteignit en elle. Lentement, elle glissa des mains de l’Empereur, se laissant tomber à ses pieds puis, baissant la tête, elle murmura :
— Pardonnez-moi, Sire ! La seule chose que je veuille obtenir de vous... c’est la vie de l’abbé Gauthier !
— Quoi ?
Il s’était reculé vivement, comme si un projectile l’avait frappé. Et maintenant il la regardait, agenouillée devant lui dans sa modeste robe brune, avec son visage douloureux, ses grands yeux verts ruisselants de larmes et les mains tremblantes qui se croisaient dans un geste de prière.
— Tu es folle ! souffla-t-il. La vie de cet espion... de ce misérable prêtre fanatique ? Alors qu’il nous a voués, moi et les miens, à la malédiction de son Dieu de vengeance ?
— Je sais, Sire... et cependant je ne veux rien d’autre que cette vie.
Il revint vers elle, la saisit aux épaules, l’obligeant à se relever. Les traits de son visage étaient durcis et ses yeux clairs avaient maintenant la teinte exacte de l’acier.
— Allons, relève-toi ! Explique-toi ! Pour quelle raison veux-tu cette vie ? Que t’importe cet abbé Gauthier... Allons parle ! Je veux savoir !...
— C’est mon parrain, Sire !
— Comment ?... Que dis-tu ?...
— Je dis que l’abbé Gauthier est en réalité le cardinal de San Lorenzo, Gauthier de Chazay... mon parrain, l’homme qui toujours m’a servi de père. Et je supplie Votre Majesté de me pardonner d’intercéder pour un homme qui, malgré ses paroles imprudentes, m’est demeuré profondément cher.
Il y eut un silence, si profond que l’un et l’autre des protagonistes de cette pénible scène purent percevoir leurs respirations. Lentement, les mains de Napoléon étaient retombées le long de son corps. Puis, s’éloignant de Marianne, il en avait glissé une dans son gilet, l’autre derrière son dos et s’était mis à marcher de long en large, tête baissée, dans cette attitude qui lui était familière quand il réfléchissait profondément.
Il marcha ainsi pendant un moment et Marianne, la gorge serrée, respecta sa méditation. Brusquement, l’Empereur interrompit sa promenade, fit face à la jeune femme.
— Pourquoi ? Pourquoi a-t-il fait ça ?
— Je n’en sais rien, Sire. Je vous en donne ma parole. Depuis ce drame, je tourne et retourne cette question dans ma tête sans parvenir à lui donner une réponse acceptable. C’est un homme calme, posé, une grande intelligence et un fidèle serviteur de Dieu. Seul un coup de folie peut-être.
— Je n’y crois pas. Il y a autre chose. Cet homme n’a pas l’air d’un fou. Je crois, moi, que tu le connais mal, que ton affection t’aveugle ! Il me hait tout simplement, je l’ai vu dans ses yeux.
— C’est vrai, Sire, il vous hait ! Mais peut-être en vous donnant cet avis... insolent sans doute, cherchait-il simplement à protéger votre vie !
— Allons donc ! Ne faisait-il pas partie de ces cardinaux rebelles que j’ai fait chasser après qu’ils eurent refusé d’assister à mon mariage ? San Lorenzo... cela me dit quelque chose. En outre, à cause de vous, j’ai un peu trop souvent entendu parler de lui. C’est ce touche-à-tout, n’est-ce pas, qui vous a mariée ?
Le retour au vouvoiement ramena l’angoisse dans le cœur de Marianne. La distance, lentement, inexorablement, se réinstallait entre elle et l’Empereur, elle en qui, peut-être, il ne verrait plus bientôt sa récente victime mais simplement la filleule d’un factieux.
— Tout ce que dit Votre Majesté est vrai, fit-elle avec effort, cependant je la supplie encore de faire grâce ! Ne m’a-t-elle pas promis de m’accorder...
— Pas cela ! Comment pouvais-je imaginer ?... Folles ! Toutes les femmes sont folles... Libérer ce conspirateur dangereux ! Et quoi encore ? Pourquoi donc ne pas lui donner des armes et la clef de ma chambre ?
— Sire. Votre Majesté s’égare. Je ne demande pas sa liberté. C’est seulement sa vie que je veux, rien d’autre. Pour le reste, Votre Majesté est libre de l’enfermer sa vie durant dans telle prison qui lui conviendra.
— Comme c’est commode, en vérité ! Nous sommes à mille lieues de Paris, cernés par les flammes. Je n’ai d’autre ressource que la mort. Et puis... je ne peux pas faire grâce ! Personne ne comprendrait ! Encore, s’il s’agissait d’un Russe, la chose serait peut-être possible. Mais un Français ! Non, mille fois non ! C’est impossible ! Et puis... il a osé parler de mon fils, cela, je ne lui pardonnerai jamais ! Vouer cet enfant au malheur ! Misérable !
— Sire ! implora-t-elle.
— J’ai dit non ! N’insistez pas... Et finissons-en ! Demandez autre chose !...
Navrée, elle comprit qu’elle perdait du terrain, qu’il avait hâte d’en finir maintenant. Déjà le mameluk Ali venait d’apparaître pour annoncer que le cheval de l’Empereur était sellé. Derrière lui apparaissait Duroc, des nouvelles sombres plein son sac : le feu prenait aux cuisines du palais, des brandons commençaient à tomber sur l’Arsenal... le vent redoublait de violence...
Napoléon tourna vers Marianne un regard déjà courroucé.
— Eh bien, Madame, j’attends...
Brisée, elle s’effondra plutôt qu’elle ne plongea dans sa révérence.