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— Accordez-moi de m’entretenir un moment avec lui... de l’embrasser une dernière fois. Sire ! Je ne demande rien de plus.

— C’est bien...

Vivement, il alla jusqu’à un petit secrétaire ouvert dans un coin, griffonna quelques mots sur un papier, signa si nerveusement que la plume cracha et grinça, puis tendant le tout à la jeune femme :

— Vous aurez une demi-heure, Madame ! Pas une minute de plus, car il se peut que nous ayons à en finir plus tôt que je ne croyais ! Nous nous retrouverons tout à l’heure.

Et il sortit rapidement pour rejoindre l’escorte qui l’attendait dans l’antichambre. Marianne demeura seule dans cette chambre impériale qui, maintenant que son hôte en était sorti, prenait l’aspect banal et affligeant d’une chambre d’hôtel vide.

Un moment, comme Napoléon tout à l’heure, elle tourna en rond, réfléchissant, le papier qu’il lui avait donné bien serré entre ses doigts. Puis, prenant son parti, elle sortit à son tour pour se mettre à la recherche de Gracchus et de Jolival : elle avait des instructions à leur donner...

17

MONSIEUR « DE » BEYLE

Hors du palais l’atmosphère était étouffante. Des tourbillons de fumée âcre emplissaient les cours et les esplanades. Autant pour se protéger de cette fumée suffocante et des flammèches que le vent emportait que dans un but plus secret, Marianne prit soin de s’envelopper, malgré la chaleur, de sa grande mante, d’en rabattre la capuche jusque sur ses sourcils et de tenir contre son visage un grand mouchoir abondamment mouillé et inondé d’eau de Cologne empruntée à la toilette de l’Empereur. Ainsi équipée, elle se hâta vers l’enceinte du Kremlin, descendant la pente herbeuse qui, de l’esplanade supportant le palais, coulait jusqu’à l’enceinte bâtie au niveau de l’eau.

Vue de près, la Tour du Secret perdait un peu de son aspect impressionnant. A moitié moins haute que ses sœurs, grâce à l’Impératrice Catherine II qui avait jadis ordonné sa démolition, ainsi d’ailleurs que celle des autres tours, elle était cependant demeurée debout quand les travaux furent interrompus parce que jugés trop onéreux. Néanmoins, il en restait encore suffisamment pour constituer une prison des plus valables.

Deux grenadiers, retranchés dans un recoin sombre au bas de l’escalier, en gardaient la porte. La vue de la signature impériale au bas de l’ordre manuscrit leur inspira un salut plein de considération, puis l’un des deux hommes s’institua le guide de la jeune femme qu’il conduisit à l’étage, devant une porte à l’arc surbaissé et que défendaient des verrous dignes d’une entrée de ville. Puis, sans rien perdre de son attitude respectueuse, il tira de sa poche avec fierté un énorme oignon d’or qui ne devait pas y être depuis bien longtemps et annonça gravement :

— Dans une demi-heure, j’aurai l’honneur de venir chercher Madame. Les ordres de Sa Majesté sont précis.

Marianne fit signe qu’elle avait compris. Depuis qu’elle était entrée dans la tour, elle s’était attachée à ne pas faire entendre le son de sa voix, se contentant de tendre, sans rien dire, le papier aux factionnaires, en priant le Bon Dieu pour qu’ils sussent lire. Mais la chance, pour le moment, était avec elle.

La prison, une ancienne casemate percée d’une meurtrière, était obscure mais elle en vit tout de suite l’occupant. Assis sur une grosse pierre auprès de l’étroite fente de lumière, il s’efforçait de regarder au-dehors en dépit des volutes légères de fumée qui pénétraient par cet orifice. Son visage était pâle, mais une énorme ecchymose marquait sa tempe, là où sans doute on l’avait frappé après son geste criminel. L’entrée de Marianne lui fit à peine tourner le tête.

Un instant, ils se regardèrent, lui avec une sorte d’indifférence ennuyée, elle avec un chagrin qu’elle ne parvenait pas à maîtriser et qui lui serrait la gorge. Puis le cardinal eut un soupir et demanda :

— Pourquoi es-tu venue ? Si tu m’apportes ma grâce... car je me doute que tu l’as implorée, sache que je n’en veux pas. Tu as dû la payer un prix excessif !

— Je ne vous apporte pas votre grâce. L’Empereur a repoussé ma prière... et nous n’en sommes plus depuis longtemps à des rapports du genre de ceux auxquels vous faites allusion.

Le prisonnier eut un petit rire sans gaieté et haussa les épaules sans répondre.

— Cependant, reprit Marianne, je l’ai demandée, cette grâce ! Dieu sait que j’ai prié ! Mais il paraît que personne ne comprendrait une mesure d’indulgence dans un cas aussi grave et dans de telles circonstances !...

— Il a raison. La dernière faute qu’il puisse commettre serait de se laisser aller à la faiblesse. D’ailleurs, encore une fois, j’aime mieux la mort que sa clémence.

Lentement, Marianne s’avança vers le prisonnier. Elle éprouvait une émotion poignante à le voir de près, à constater combien il semblait las, tout à coup... et tellement plus vieux que l’autre soir, dans le couloir de Saint-Louis-des-Français. Brusquement, elle se laissa tomber à genoux, saisit ses mains froides et y appuya ses lèvres.

— Parrain ! implora-t-elle. Mon parrain chéri !... Pourquoi avez-vous fait cela ? Pourquoi être venu lui jeter tout cela au visage ? C’est une impulsion...

— Stupide n’est-ce pas ? Tu n’oses pas employer ce mot...

— Il vous va si mal ! Qu’espériez-vous, en apostrophant Napoléon ? Obliger son armée à quitter Moscou, la Russie ?...

— En effet ! Je le voulais, je le voulais de toutes mes forces ! Tu ne peux pas savoir combien j’ai souhaité qu’il s’en aille d’ici, qu’il retourne chez lui quand il en était encore temps et sans semer davantage le malheur...

— Il ne le peut pas ! Le voudrait-il qu’il n’est pas seul. Il y a les autres... tous les autres que chaque conquête enrichit. Tous ces hommes pour qui Moscou représentait une sorte de Golconde... Les maréchaux !...

— Ceux-là ? Mais ils ne demandent qu’à repartir ! La plupart d’entre eux ne rêvent que de rentrer chacun chez soi. La guerre, ils n’y croyaient pas vraiment... ils ne la « sentaient » pas et surtout, ils n’en avaient aucun besoin. Tous, ils ont des titres pompeux, des biens immenses, des fortunes dont ils désirent jouir. C’est assez humain ! Quant au roi de Naples, ce centaure empanaché, vaniteux comme un paon et à peu près aussi intelligent, à l’heure qu’il est, il fait la roue devant les Cosaques de Platov, ceux de l’arrière-garde russe qu’il a rejointe. C’est tout juste si l’on ne fraternise pas ! Les Cosaques lui jurent que l’armée russe est à bout de souille, que les désertions se multiplient, ils lui jurent aussi qu’ils n’ont jamais vu un homme aussi admirable que lui, et il les croit, l’imbécile !

— C’est impossible !

— Ne viens pas me dire que tu le connais et que tu ne crois pas ça possible ! Il est si charmé de leurs propos qu’il dépouille tous les officiers de son état-major de leurs montres et de leurs bijoux pour leur en faire des présents... car pour ce qui est de ses biens propres, il a déjà tout distribué ! Oui, si j’avais pu convaincre Napoléon, l’armée repartait demain...

— Peut-être ! Mais pourquoi avoir agi vous-même ? Il ne manque pas, j’imagine, d’hommes éloquents tout prêts à courir le risque... parmi les millions qui vous sont soumis.

Il tressaillit et la regarda avec une surprise mêlée de curiosité.

— Que veux-tu dire ?

— Que je sais qui vous êtes, quelle puissance vous représentez au monde ! Vous êtes celui que l’on appelle le Pape Noir !

Vivement, il lui serra les mains pour la faire taire tout en jetant autour de lui un regard effrayé.