Fébrilement, elle essaya de supputer le chemin parcouru par le prisonnier. Il devait avoir réussi à franchir l’enceinte fortifiée. Mais elle s’était sentie si anxieuse que son évaluation du temps pouvait ne pas être exacte, tout au plus approximative... Avait-il eu vraiment le temps de se mettre à l’abri ?
Quand les verrous jouèrent dans leurs gâches, Marianne se raidit, serrant ses mains l’une contre l’autre à faire craquer ses jointures, en ce geste qui lui était familier lorsqu’elle essayait de maîtriser ses émotions. Elle entendit entrer. Puis une voix juvénile s’éleva, froide mais distinguée :
— Les juges vous attendent, Monsieur ! Veuillez me suivre...
Durant les instants de réflexion que son incarcération momentanée lui avait laissés, Marianne n’avait pas réussi à se tracer une ligne de conduite pour le moment où la substitution serait découverte. Elle se fiait entièrement à son instinct mais, décidée à gagner le plus de temps possible, elle s’était tenue, en entendant approcher, dans l’angle le plus obscur de la prison et le dos tourné à la porte.
Quand on l’interpella, elle se retourna enfin, vit, encadrant la porte, deux grenadiers et un jeune capitaine qu’elle ne connaissait pas. Il était blond, mince, raide comme un piquet et un peu attendrissant à force de dignité. Visiblement, il était immensément fier de la mission qu’on lui avait confiée. C’était l’heure de gloire de sa vie... Il allait être cruellement déçu.
La jeune femme avança de quelques pas, vint dans la lumière qui venait par l’escalier. Une triple exclamation de stupeur salua son apparition... mais, déjà, Marianne avait pris sa décision. Ramassant les plis de sa robe, elle fonça dans l’espace laissé libre entre les deux soldats, se jeta dans l’escalier qu’elle dégringola à la vitesse d’une avalanche avant même que les trois hommes ne fussent revenus de leur surprise. Elle était devant le corps de garde quand elle entendit enfin le jeune capitaine crier.
— Mille tonnerres ! Mais courez donc, bande de jean-foutres ! Rattrapez-moi ça !...
Il était trop tard. Heureusement pour Marianne, la porte de la tour avait été laissée ouverte. Elle était déjà dehors que les sentinelles n’étaient pas encore sur sa trace. Avec une exclamation de triomphe, elle plongea dans la fumée comme dans un brouillard protecteur, filant droit devant elle sans s’inquiéter des obstacles, talonnée par cette vieille hâte des évadés : mettre le plus de chemin possible entre eux et leurs poursuivants. Mais la pente qui remontait vers l’esplanade était assez rude et, derrière elle, la fugitive pouvait entendre des cris, des appels qui lui parurent terriblement proches...
Elle ne connaissait pas le Kremlin et ses issues.
En outre, ce qu’elle pouvait voir de l’esplanade à travers la fumée lui parut débordant de monde. Il fallait qu’elle trouve moyen de se dissimuler d’une manière ou d’une autre si elle ne voulait pas être prise entre deux feux.
Ne sachant où aller, elle aperçut soudain, presque en haut de la pente herbeuse, tout près du contrefort d’angle du palais, un arbre touffu. C’était un vieil arbre plusieurs fois centenaire dont les branches penchaient avec lassitude vers le sol. Il était trapu, vénérable, mais la masse de son feuillage semblait impénétrable. Sous les rafales de la tempête, elle bruissait dans le vent comme une colonie de corneilles.
Emportée par la bourrasque qui, maintenant, soufflait du sud, Marianne se retrouva soudain en haut de la pente et contre le tronc même de l’arbre qu’elle mesura d’un coup d’œil. L’escalader ne devait pas être difficile en temps normal. Mais est-ce que son épaule blessée lui permettrait cet exercice qu’elle accomplissait si facilement jadis ?
Il est bien connu que le goût de la liberté donne des ailes aux impotents et, tous comptes faits, Marianne n’avait aucune envie d’affronter la colère de Napoléon. Ce qu’elle voulait, de toutes ses forces maintenant, c’était rejoindre ses amis et quitter cette maudite ville aussi vite qu’elle le pourrait. Grimaçant de douleur mais talonnée par ce besoin irrésistible d’évasion, elle réussit à mener à bien son entreprise. Au bout d’un moment qui lui parut interminable mais qui ne dépassa pas quelques secondes, elle se retrouva installée à califourchon sur une grosse branche et complètement dissimulée aux regards. Il était temps. Elle n’y était pas depuis une demi-minute qu’elle vit passer son jeune capitaine juste sous ses pieds. Il courait comme un lièvre en criant « A la garde » de toute la force de ses poumons et sans prêter la moindre attention aux brandons enflammés que le vent abattait autour de lui.
Le répit qu’éprouva la fuyarde fut bref. Sa situation avait perdu de son urgence, mais non de sa gravité, car l’incendie de la ville avait pris, depuis l’entrée de Marianne dans la tour, des proportions terrifiantes. Charriée par le vent d’équinoxe, une pluie de feu s’abattait sur le Kremlin, en minces flammèches ou en gros brandons qui faisaient résonner les toits de tôle des palais et les bulbes de cuivre des églises comme autant d’enclumes sous le marteau d’invisibles forgerons. Cela formait, avec les cris qui s’élevaient de partout, une symphonie terrifiante et fantastique. La ville entière hurlait vers le ciel embrasé dans une atmosphère infernale où l’on croyait respirer du feu.
Le dôme vert que l’arbre formait au-dessus de la tête de Marianne la protégeait relativement de cette pluie incandescente. Mais combien de temps s’écoulerait avant que cet abri lui-même ne prît feu ?
En écartant un peu les branches, la réfugiée put apercevoir l’esplanade qui s’étendait entre le palais et l’Arsenal. Elle grouillait de soldats qui s’efforçaient, au risque de leur vie, de mettre à l’abri, sans d’ailleurs y parvenir car le moindre refuge devenait précaire, des barils de poudre et des paquets d’étoupe. D’autres s’étaient hissés sur le toit du palais et, armés de seaux et de balais, en écartaient les météores incendiaires à mesure qu’ils s’y abattaient ou bien tentaient, avec l’eau, de rafraîchir les tôles brûlantes. La grande forteresse russe, avec ses églises somptueuses et ses magnifiques bâtiments menacés, ressemblait à une île cernée par un océan de feu, à un plateau dansant sur un volcan en éruption, car derrière tout ce que Marianne pouvait apercevoir de l’enceinte, d’immenses flammes bondissaient au-dessus des murailles rouges, menaçant directement les écuries impériales où éclataient les hennissements affolés des chevaux que, d’ailleurs, une armée de palefreniers faisait sortir en s’efforçant d’éviter la panique.
— Doux Jésus ! murmura Marianne, tirez-moi de là !...
Soudain, elle aperçut l’Empereur. A pied, tête nue, les courtes mèches noires de son front et les pans de sa redingote grise voltigeant dans le vent, il s’avançait rapidement vers l’Arsenal menacé, suivi de Berthier, de Gourgaud et du prince Eugène, malgré les efforts d’un officier supérieur, le général de Lariboisière, qui tentait désespérément de lui barrer le passage et de l’empêcher de poursuivre un chemin manifestement dangereux. Mais d’une main impatiente, Napoléon l’écarta et poursuivit sa route. Alors le groupe de canonniers occupés à déplacer les caisses de munitions se jeta au-devant de lui, s’agenouillant presque pour l’empêcher d’avancer. Au même moment, surgit des écuries l’absurde plumet blanc de Murat qui vogua jusqu’à l’empereur sur le flot houleux des soldats. De son perchoir, Marianne entendit quelqu’un crier.