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— Sire ! Je vous en supplie !

— Non ! Montez sur cette terrasse avec le prince de Neuchâtel et venez me rendre compte, hurla Napoléon au maréchal Bessières. Je ne partirai que si cela devient réellement indispensable. Que chacun fasse son devoir et nous pourrons demeurer ici, relativement en sûreté.

Une sorte de coup de canon suivi d’un étrange cliquetis de verre brisé lui coupa la parole. C’étaient les fenêtres de l’une des façades du palais qui venaient d’éclater. Alors Napoléon s’élança à son tour vers cette terrasse qu’il avait indiquée l’instant précédent afin de se rendre compte par lui-même de l’imminence du danger, tandis que le vent apportait à Marianne l’écho du chapelet de jurons lâchés par le roi de Naples.

Elle dut d’ailleurs, au même moment, laisser retomber ses rameaux et se rejeter en arrière pour éviter un morceau de poutre enflammée qui lui arrivait droit dessus et s’abattit dans l’arbre.

— Je ne peux pas rester là plus longtemps ! marmotta-t-elle entre ses dents. Il faut que je trouve le moyen d’en sortir !...

La porte du Sauveur, la seule qu’elle eût dans son champ de vision, était impraticable, encombrée qu’elle était par les canons que l’on y engouffrait venant de la place du Gouvernement. Mais, en se tournant de tous les côtés, elle aperçut soudain, au pied d’une grosse tour d’angle qui dressait son toit pointu derrière une petite église, une poterne par laquelle passait une longue chaîne de soldats et de seaux d’eau reliant la Moskova aux toits du Kremlin. C’étaient des hommes du Génie. Ils n’avaient rien de commun avec ceux auxquels elle avait eu affaire tout à l’heure dans la tour. Quant aux officiers qui surveillaient cette chaîne, aucun d’eux ne lui était connu... et puis elle n’avait pas le choix.

Elle se laissa glisser à terre, mais à peine eut-elle touché le sol qu’une bourrasque de vent la saisit, la roula et lui fit dévaler le talus jusqu’à l’enceinte, malmenant de nouveau son épaule blessée au point de lui arracher des larmes. Un instant, quand enfin elle s’arrêta, elle demeura étendue dans l’herbe, étourdie, la tête sonnante, sa migraine de tout à l’heure cruellement réveillée avec l’impression d’être habitée par un bourdon de cathédrale. Mais tout à coup, elle se retrouva, comme par miracle, sur ses pieds, nez à nez avec la plus étrange femme qu’elle eût jamais rencontrée, une matrone vermillonnée portant fièrement sur un mouchoir rouge noué en marmotte un bonnet de grenadier dont les poils montraient tant de traces de feu qu’il ressemblait à un champ de blé après le passage de moissonneurs négligents.

Au tonnelet que la femme portait en bandoulière, Marianne reconnut une vivandière. Celle-ci pouvait avoir une quarantaine d’années et, si elle était bizarrement accoutrée d’une jupe de toile peinte, d’une veste de drap gris, d’une ceinture de cuir et de guêtres roussies, en plus de son curieux couvre-chef, du moins cet accoutrement était-il propre. Après avoir relevé Marianne, elle se mit à l’épousseter, secouant sa robe et lui donnant de grandes tapes dans le dos pour la débarrasser des brindilles qui s’attachaient à l’étoffe.

— Voilà ! fit-elle avec satisfaction quand elle jugea son ouvrage terminé. Te voilà présentable, ma belle ! Mais tu as pris un drôle de gadin... sans compter ce gnon-là, qui doit pas dater de cinq minutes parce qu’il est d’un bien joli bleu ! fit-elle en désignant l’ecchymose que Marianne devait à son contact brutal avec le vase chinois, instrument de la colère impériale. Et oùsque tu allais comme ça pour être si pressée ?...

Rejetant en arrière les mèches échappées de son chignon et qui dansaient dans sa figure, Marianne haussa les épaules et désigna le ciel embrasé.

— Par un temps pareil on est plutôt pressé ! fit-elle. Je voudrais bien sortir d’ici. J’ai déjà reçu une espèce de branche d’arbre sur la tête et je ne me sens pas très bien !

La femme ouvrit des yeux ronds.

— Ah, parce que tu t’imagines que de l’aut’côté de c’te muraille c’est mieux ? Ma pauvre fille ! T’as donc pas encore compris qu’les Ruskos y font un feu d‘joie avec c’te foutue ville ? Apparemment qu’elle devait plus leur plaire ! Mais c’est vrai qu’t’as pas bonne mine. A part ton bleu, t’as même plus de couleur du tout ! Attends un peu, j‘vas t‘donner un coup de riquiqui ! Tu verras, c’est du fameux ! Ça réveillerait un mort !

Et généreusement elle décrocha une timbale de sa ceinture, la remplit à moitié à son tonneau et porta le tout aux lèvres de sa protégée qui ne se sentit pas le courage de refuser, d’autant plus qu’elle éprouvait l’impérieux besoin d’un remontant. Elle but une gorgée... et crut qu’elle avait avalé l’incendie. Toussant, crachant, à moitié étouffée, elle dut encore avoir recours aux bons offices de la cantinière qui, magnanime, lui appliqua dans le dos des bourrades à assommer un bœuf, tout en riant.

— Tu parles d’une petite nature ! T’es une demoiselle, toi, ça se voit ! T’as pas l’habitude...

— C’est... évidemment un peu fort ! Mais... ça remonte comme vous dites ! Merci beaucoup, madame !

L’autre rit de plus belle, en se tenant les côtes.

— Ben vrai ! C’est bien la première fois qu’on m’appelle Madame ! J’suis pas Madame, ma colombe ! J’suis la mère Tambouille, la vivandière de ceux-là, fit-elle en désignant de son pouce retourné les soldats de la chaîne. J’allais leur porter la goutte pour les encourager à la manœuvre quand t’es venue choir dans mes guibolles. Mais au fait, tu m’as toujours pas dit pourquoi tu tenais tellement à r’tourner dans c’te fournaise ?

Marianne n’hésita même pas. Le « riquiqui » semblait avoir singulièrement aiguisé ses facultés intellectuelles.

— Je suis la nièce de l’abbé Surugue, le curé de Saint-Louis-des-Français, débita-t-elle tout d’une traite. On m’avait dit que mon oncle était venu au Kremlin pour voir l’Empereur, alors je m’étais mise à sa recherche, mais je ne l’ai pas trouvé. Alors je voudrais bien rentrer chez nous...

— Une nièce de curé, je vous demande un peu ! Y a qu’à moi que ça arrive de rencontrer des sauterelles comme ça ! Mais, pauvre gourde, tu sais-t-y seulement si t’as encore un chez toi ?

— Peut-être pas... mais il faut tout de même que j’aille le voir. Mon oncle est vieux... il a de mauvaises jambes. Il faut que je le retrouve, sans ça il va s’affoler.

— T’es pas qu’un peu têtue, toi, hein ? Tu ressembles à Lisette, ma bourrique ! Après tout, ça t’regarde si tu veux t’prendre pour Jeanne d’Arc. C’est ta peau, pas vrai ? Mais tu frais bien mieux d’patienter un peu et d‘rester avec nous parce qu’à rien t‘cacher, le Petit Tondu il va plus s’éterniser ici.

— J’ai pourtant entendu dire qu’il ne voulait rien savoir pour partir.

— Des clous ! J’en sais plus long qu’toi ! C’est c‘gros malin d’ Berthier qui l’a décidé en y disant que si y « s’ostinait » à rester ici, y risquait d’être coupé d‘tout 1’ reste d’Armée qu’est restée dehors. En v’nant ici j’ai entendu un emplumé qui disait ça à un larbin en ajoutant qu’y faudrait préparer « Taurus », un des canassons de l’Empereur. Alors, attends un peu, on s’en ira ensemble...

Toutes ces palabres angoissaient Marianne. Elle mourait de peur que l’un de ceux qui s’étaient lancés à sa poursuite ne revînt sur ses pas et ne la trouvât en train de bavarder amicalement avec une vivandière. Car maintenant qu’elle pouvait considérer comme une réussite l’évasion du cardinal, elle craignait comme le feu de s’en expliquer avec Napoléon. Ses colères, parfois incontrôlables, elle ne les connaissait que trop et il considérerait le fait d’avoir sauvé un homme qui voulait sa mort comme une offense personnelle devant laquelle tout ce qui était leur passé pourrait s’effacer. Marianne risquait bel et bien d’être traitée en complice, donc en criminelle d’Etat.