— Merci... les gars ! hoquetait-elle. T’nez bon ! J‘vas lui faire sauter un œil pour lui apprendre...
L’arme tremblant au bout de son bras, elle s’élançait déjà quand soudain elle s’abattit aux pieds de Marianne, abasourdie. La longue lanière d’un fouet l’avait saisie aux jambes et l’avait fauchée comme une mauvaise herbe. En même temps une voix moqueuse et enrhumée déclarait :
— Ça va... les gars ! Disparaissez et un peu vite si vous ne voulez pas tâter de mon fouet ou du peloton d’exécution... et emmenez cette ordure avec vous !
Ils ne se le firent pas dire deux fois et, en un instant, Marianne se retrouva libre, en face de l’homme qui venait de la sauver et qui sautait, tout justement, d’une sorte de calèche qui pour le moment ressemblait davantage à une voiture de déménagement.
— Vous n’avez rien ? demanda-t-il tandis que la jeune femme, machinalement, secouait sa robe et rejetait en arrière ses longs cheveux défaits.
— Non... je ne crois pas ! Merci, monsieur ! Sans vous...
— Je vous en prie ! C’est trop naturel ! Il est déjà assez pénible d’être chassé successivement de tous ses refuges par ces sacrées flammes et de constater, en outre, que l’on appartient soi-même à un peuple de sauvages ! Mais... (Il s’arrêta tout à coup, considéra Marianne avec plus d’attention puis, soudain, s’écria :) Mais je vous connais !... Pardieu, Madame, il était écrit que cette nuit serait la plus fantastique de mon existence ! Comment imaginer que, dans Moscou en flammes, j’aurais la bonne fortune de rencontrer l’une des plus jolies femmes de Paris ?
— Vous me connaissez ? fit Marianne déjà inquiète en songeant que ce genre de rencontre était tout le contraire de ce qu’elle désirait après ce qui s’était passé au Kremlin. Vous m’étonnez monsieur...
— De Beyle, pour vous servir, Madame la Princesse ! Auditeur de 1re classe au conseil d’Etat, actuellement attaché aux services du Comte Mathieu Dumas, Intendant impérial des Armées. Mon nom ne vous dit rien, bien sûr, car je n’ai pas la joie d’être connu de vous et encore moins celle de vous avoir approchée. Mais je vous ai vue, un soir, à la Comédie-Française. On y donnait Britannicus et vous êtes apparue, dans votre loge, en compagnie de ce grand misérable de Tchernytchev. Vous étiez vêtue, casquée de rouge... vous ressembliez à l’une de ces flammes... en infiniment plus doux ! Mais ne restons pas ici : l’incendie gagne encore ! Puis-je vous offrir... je ne dirai pas une place, mais une fissure, dans cette carriole ?
— C’est que... je ne sais où aller. Je désirais me rendre à Saint-Louis-des-Français...
— Vous n’y arriverez jamais ! J’ajoute qu’aucun de nous ne sait où il va. Ce qui importe, c’est de quitter cette ville par les rares trous qu’elle nous laisse encore.
Tout en parlant, M. de Beyle aidait Marianne à se hisser sur le tas de bagages qui comportait d’ailleurs quelques bouteilles, un tonnelet de vin et une quantité prodigieuse de livres, magnifiquement reliés pour la plupart. Il y avait aussi, étalé sur tout cela, un passager, gros homme verdâtre qui semblait à deux doigts de rendre l’âme.
Il tourna vers l’arrivante un regard absolument inexpressif. Quand il fut certain que la nouvelle venue allait prendre place sur la voiture, le gros homme poussa un affreux soupir, lâcha son ventre qu’il comprimait à deux mains et se mit en devoir de traîner son corps pesant contre l’une des parois du véhicule pour permettre à la jeune femme de s’installer. Ce faisant, il s’essaya à un sourire qui rata lamentablement.
— Monsieur de Bonnaire de Giff, auditeur de deuxième classe, présenta Beyle. Il souffre d’une cruelle dysenterie, ajouta-t-il d’un ton trop sardonique pour qu’il fût possible d’y déceler la moindre trace de pitié ou de sympathie.
Visiblement, il trouvait son passager aussi agaçant que répugnant. Marianne, pour sa part, esquissa un sourire, murmura quelques mots de sympathie dont le malade la remercia d’une espèce de gémissement.
M. de Beyle vint à son tour s’installer auprès de Marianne et donna ordre au cocher de reprendre sa route le long du boulevard afin de rejoindre la file des voitures. Or, en regardant son compagnon, un vague souvenir remonta à l’esprit de Marianne depuis les profondeurs de sa mémoire. Elle se souvenait, en effet, d’avoir un soir remarqué ce jeune visage, sans vraie beauté et même un peu vulgaire, mais puissant, ce grand front encore prolongé par un début de calvitie, ces yeux sombres vifs et scrutateurs, cette bouche dont le pli hésitait entre le sarcasme et l’ironie... Il avait parlé, tout à l’heure, de cette mémorable représentation de Britannicus et, de fait, elle se souvenait maintenant de l’y avoir vu. Fortunée Hamelin qui connaissait la terre entière avait mentionné sa présence avec quelque dédain quand elle avait énuméré les occupants de la loge du comte Daru.
— Peu de chose ! Un provincial qui a des prétentions littéraires, je crois ! Un petit cousin doublé d’un amoureux de la comtesse. Un certain... Henri Beyle ! Oui, c’est cela, Henri Beyle ! Il aime un peu trop les femmes...
Tout cela ne rassurait guère Marianne. Sa mauvaise étoile ne semblait pas décidée à la lâcher. Elle cherchait Jolival, son parrain, Gracchus... et elle tombait sur un auditeur du conseil d’Etat attaché à l’Intendant général. Et cet homme-là la connaissait ! Elle avait une forte chance de se retrouver avant peu en face de Napoléon, mais était-il possible de rencontrer à cette heure, dans Moscou, quelqu’un qui ne fût pas plus ou moins à son service ? Et puis, vraiment, elle ne savait plus du tout où aller. La seule destination possible à cette heure c’était le salut, hors des flammes.
Aussi à son aise d’ailleurs que s’il eût été dans un salon, son étrange compagnon lui raconta comment pour chercher refuge il avait dû interrompre un fort agréable dîner au palais Apraxine menacé par les flammes.
— Nous avons déjà essayé deux ou trois ports de salut, fit l’auditeur qui, malgré son rhume, paraissait s’amuser énormément. Mais toujours ces sacrées flammes nous rattrapaient. C’est ainsi que nous avons visité tour à tour le palais Soltykoff, un fort beau club, pourvu d’une cave éblouissante et d’une bibliothèque où j’ai trouvé un exemplaire fort rare des Facéties de Voltaire. Voyez plutôt, ajouta-t-il en tirant de sa poche un petit exemplaire enveloppé d’une précieuse reliure qu’il se mit à caresser avec amour. (Puis, tout à coup, il le fourra dans sa poche de nouveau, s’accouda au tonneau et murmura) Malheureusement, je crains bien qu’il ne nous reste plus d’autre issue que la pleine campagne... si nous y arrivons ! Regardez, je crois bien que les voitures n’avancent plus.
En effet, quand la calèche voulut prendre place dans l’interminable cortège, elle se vit refoulée par un groupe de cavaliers et de voitures qui, débouchant d’une rue, fonçait littéralement dans la mêlée.
— Les fourriers du roi de Naples ! marmotta Beyle. Il ne nous manquait plus que ça ! Où donc le grand Murat prétend-il aller ? Arrêtez-vous, François, ordonna-t-il à son cocher. Je vais voir.
A nouveau, il sauta à bas du véhicule, courut vers la mêlée. Marianne le vit interpeller violemment trois hommes en livrées somptueuses, dorées sur toutes les coutures et qui, de toute évidence, écartaient tout le monde pour faire place aux fourgons de leur maître. Quand il revint, il était vert de rage.
— Eh bien, belle dame, grogna-t-il, je crains bien que nous ne devions rôtir ici tout vivants pour permettre à Murat de sauver sa garde-robe. Regardez devant nous, l’incendie gagne et nous contourne. Bientôt, la route de Tver elle-même sera menacée... Il est vrai que l’Empereur lui-même va passer d’ici peu.