Marianne avala péniblement sa salive.
— L’Empereur ? Vous êtes certain ?
Il la regarda avec de grands yeux surpris.
— Eh oui, l’Empereur ! Pensiez-vous donc qu’il allait se laisser périr dans le Kremlin en feu ? Cela n’a pas été sans peine, je dois l’avouer, d’après ce que l’on vient de me dire, mais Sa Majesté a quitté enfin ce damné palais par une poterne du bord de l’eau. Elle a décidé de se réfugier dans un château hors de la ville... Petrovski... ou quelque chose comme ça ! Nous allons donc attendre que l’Empereur soit passé, puis nous lui emboîterons le pas pour le rejoindre... Mais où allez-vous ?
Marianne, en effet, enjambant le tonnelet, venait de se laisser glisser à terre.
— Grand merci de votre obligeance et du secours que vous m’avez porté, monsieur l’Auditeur, mais c’est là que je descends.
— Ici ? Mais vous êtes à une bonne distance de Saint-Louis-des-Français. Et ne m’avez-vous pas dit que vous ne saviez où aller ? Princesse, je vous en conjure, ajouta-t-il en devenant soudain très grave, ne commettez pas de folie. Cette ville est perdue, nous le sommes aussi et peut-être ne verrons-nous pas la fin du jour ! Ne me laissez pas avec le remords de vous avoir abandonnée en plein danger. Je ne sais ce qui a pu vous faire changer d’avis, mais vous êtes une amie personnelle de l’Empereur et je ne voudrais pas...
Elle planta ses yeux verts bien droit dans ceux de son interlocuteur.
— Détrompez-vous, monsieur de Beyle. Je ne suis plus une amie de l’Empereur. Je ne peux vous dire ce qui s’est passé mais vous risqueriez de compromettre votre position en me secourant davantage. Rejoignez Sa Majesté, c’est votre droit et c’est même votre devoir... Mais laissez-moi aller mon chemin !
Elle tournait déjà les talons pour s’éloigner mais il la retint fermement par le bras.
— Madame, dit-il, entre les raisons d’une femme et celles de la politique, je n’ai jamais hésité, pas plus qu’entre le service d’une femme et celui de l’Empire. Je n’ai pas eu, jusqu’ici, la faveur d’être de vos amis. Permettez-moi de m’attacher à cette occasion inouïe que le destin m’offre aujourd’hui. Si vous ne voulez pas voir l’Empereur, vous ne le verrez pas...
— Cela ne suffit pas, Monsieur, fit-elle avec un demi-sourire. Je ne veux pas non plus que l’Empereur me voie...
— Je ferai en sorte qu’il en soit ainsi, mais je vous en conjure. Princesse, ne repoussez pas le bras que je vous offre... ne me refusez pas la joie d’être, ne fût-ce qu’un moment, votre protecteur.
Un instant, leurs regards se croisèrent et Marianne, tout à coup, eut l’impression profonde qu’elle pouvait faire entière confiance à cet inconnu. Il y avait en lui quelque chose de solide, de dur comme les montagnes de son Dauphiné natal. Spontanément, elle lui tendit la main, autant pour sceller avec lui une sorte de pacte que pour qu’il l’aidât à remonter sur le tas de bagages.
— Entendu ! fit-elle, je me fie à vous. Soyons amis...
— Merveilleux ! Alors, il faut fêter cela. La meilleure façon de passer le temps quand on n’a rien à faire, c’est encore de boire. Et nous avons là quelques respectables bouteilles... Eh là, mon cher Bonnaire, ne buvez pas tout, s’écria-t-il, constatant que son passager était occupé à vider, d’un air affreusement mélancolique, un flacon dont la poussière proclamait l’âge.
— Oh ! ce n’est pas par plaisir... hoqueta l’interpellé en lâchant un instant sa bouteille. Mais le bon vin est encore ce que l’on a trouvé de mieux pour combattre la dysenterie...
— Tudieu ! s’indigna Beyle. Si vous confondez le Vosne-Romanée et le laudanum, nous irons sur le pré. Passez-moi une bouteille et tâchez de trouver un gobelet.
Mais Marianne, après avoir accepté un verre de vin, laissa son nouvel ami finir la bouteille. D’ailleurs, il n’était pas le seul à boire. Tout autour d’elle, la jeune femme abasourdie ne voyait que des gens occupés à vider des flacons, certains même tout en courant. Beyle, pour sa part, s’interrompit un instant pour couvrir d’injures un groupe de trois ou quatre valets qui, sur des jambes aussi flageolantes que possible, rejoignaient la voiture et prétendaient y monter. Le fouet entra encore une fois en danse avec d’autant plus de vigueur que lesdits valets étaient les propres serviteurs du jeune auditeur.
On aperçut, tout à coup, le cortège de l’Empereur qui passait comme un éclair. Un instant, son chapeau noir surgit de la fumée et flotta dans la demi-obscurité avant de s’engouffrer, flottant sur une vague de plumets blancs, dans une rue dont les maisons éclataient l’une après l’autre.
— A notre tour ! déclara Beyle. Il est temps de partir.
Mais comme son cocher semblait avoir, lui aussi, occupé le temps en buvant, il saisit les chevaux par la bride et jurant comme un Templier, se mit en devoir de guider l’attelage dans la rue de Tver. Le vent avait encore tourné et soufflait maintenant du sud-ouest, mais avec une violence toujours aussi sauvage. Bientôt, la troupe des fugitifs, assourdie par l’ouragan, aveuglée par les cendres qui volaient et collaient à la peau ou sur les vêtements, n’avança plus qu’avec peine. La chaleur, d’instant en instant plus forte, excitait les chevaux que l’on avait beaucoup de peine à maintenir au pas. Des maisons s’effondraient en grondant. D’autres, déjà brûlées, fumaient encore, laissant paraître quelques débris charbonneux.
Comme on passait près d’un grand hôtel en construction, Marianne poussa un cri d’horreur. Pendus aux futures fenêtres de cette maison qui ne serait jamais achevée car elle commençait à brûler, une dizaine d’hommes, en chemise et les pieds nus, attendaient là le jugement dernier. On les avait fusillés avant de les accrocher en grappes sanglantes. Des pancartes portant « Incendiaires de Moscou » battaient au vent sur leurs corps criblés de balles.
— C’est horrible ! hoqueta-t-elle tout près d’éclater en sanglots. Horrible ! Est-ce que nous sommes tous devenus fous ?
— Peut-être, murmura Beyle. Lequel est le plus fou de celui qui est venu chercher la mort jusqu’ici ou de celui qui, pour effacer sa défaite, se plonge dans un bain de sang ? De toute façon, nous le sommes tous. Tenez ! Regardez autour de vous ! C’est le carnaval des fous.
Une furie semblait s’emparer de cette file de voitures toutes chargées de butin et forcées, par l’encombrement, à s’arrêter à chaque pas. On entendait hurler tous les conducteurs qui, craignant d’être brûlés, poussaient d’affreuses clameurs en fouettant leurs chevaux. Tout autour, on ne voyait que des soldats en armes qui, tout en avançant, enfonçaient les portes des maisons intactes, tant était grande leur crainte de laisser quelque chose derrière eux, s’y engouffraient et ressortaient chargés de butin. Les uns étaient drapés dans des étoffes tissées d’or, d’autres, malgré l’infernale chaleur, croulaient sous des peaux de renard, de zibeline. Certains portaient même des habits de femmes, s’enveloppaient dans des cachemires précieux qu’ils roulaient autour de leur corps comme des ceintures. Quiconque tombait était perdu car dix mains avides se tendaient aussitôt vers lui, non pour l’aider à se relever, mais pour le dépouiller de ce qu’il portait. Partout on ne voyait, dans le rougeoiement de l’incendie, que des visages déformés par la peur, la cruauté ou la concupiscence. L’Empereur était passé, il avait abandonné Moscou, plus rien ne retenait ces centaines d’hommes pour qui, tout au long d’un interminable voyage, la grande ville russe avait représente une sorte de terre promise, une corne d’aboi dance dont ils espéraient tirer la fortune.
Pour ne plus voir, Marianne enfouit sa tête entre ses bras. Elle ne savait plus ce qui l’emportait en elle, de la peur ou de la honte, mais elle savait bien qu’en ce moment elle était en enfer.