Quand on franchit enfin les murailles de Moscou, il faisait nuit noire et une grosse lune ronde, blafarde, montait à l’horizon. La longue file enchevêtrée s’éparpilla aussitôt comme le contenu d’une bouteille de Champagne dont le bouchon vient de sauter. Une route et plusieurs chemins s’ouvraient à travers la campagne.
Beyle, qui semblait exténué, arrêta son attelage sur une petite éminence et s’épongea le front de son bras.
— Nous voilà dehors, Madame... murmura-t-il... Nous pouvons, je crois, remercier la Providence qui nous a permis d’échapper à ce gouffre mortel !
— Qu’allons-nous faire maintenant ? soupira Marianne en essuyant ses yeux qui, brûlés par la fumée, pleuraient.
— Trouver un coin pour essayer de dormir. Nous sommes encore trop près. Avec cette chaleur de four, nous ne pourrions pas reposer.
Une quinte de toux lui coupa la parole. Il la fit passer à l’aide d’une généreuse rasade de cognac. Mais Marianne ne fit aucun commentaire : bien qu’elle dormît pratiquement debout, elle était fascinée par le spectacle malgré la fatigue accumulée depuis trois jours et qui maintenant l’accablait.
La ville ressemblait au cratère d’un volcan en éruption. C’était un creuset de titan où bouillonnait, en fusion, toute la richesse du monde et d’où jaillissaient des gerbes de flammes, des bouquets d’étincelles, des éclairs d’explosions. C’était comme un monstrueux feu d’artifice pour dieu fou, rugissant au cœur de la nuit. C’était le triomphe d’un démon dont l’haleine infernale brûlait même à distance et dont les longs bras rouges, lancés par-dessus les murailles, essayaient encore, comme les tentacules d’une gigantesque pieuvre, de ressaisir ceux qui lui avaient échappé.
— Ne pouvons-nous cependant rester ici ? pria Marianne. Je n’en puis plus...
C’était plus que vrai. Son corps privé de sommeil depuis trop longtemps ne lui obéissait plus que par un immense effort de volonté.
— ... Il fait très chaud ici mais avons-nous vraiment besoin de suivre tous ces gens ? ajouta-t-elle en désignant la colonne des fuyards qui s’enfonçait toujours plus profondément dans la nuit. Où prétendent-ils aller ainsi ?
Beyle eut un petit rire sarcastique, déjà épaissi par un début d’ivresse, puis haussa dédaigneusement les épaules.
— Là où ils vont tous inexorablement depuis tant d’années... là où allaient les stupides moutons du vieux Panurge : à la recherche du berger ! On leur a dit que l’Empereur se rendait à Petrov-quelque-chose, alors ils vont à Petrov-quelque-chose sans même se demander si là-bas ils trouveront un abri ou de quoi manger. La plupart resteront dehors, en plein vent, sous la pluie s’il le faut, figés en face du refuge de leur dieu, comme des lamas tibétains en face de Bouddha... Mais vous avez raison : inutile de les suivre ! Je vois là, un peu plus loin, un petit bois auprès d’une mare. Nous allons nous y installer. D’ailleurs, je crois bien que j’aperçois le fameux château...
En effet, au bout de la route devenue soudain large et belle, des lumières brillaient, surgies de la nuit ; éclairant une grande bâtisse en briques, d’architecture bizarre oscillant entre le Louis XIV et le Louis XV français avec des réminiscences grecques. Quelques belles demeures se montraient aux alentours et la foule des échappés de Moscou s’y engouffrait tandis qu’aux alentours de Petrovskoïe s’instaurait un semblant de service d’ordre destiné à ménager autant que possible le repos de l’Empereur s’il lui arrivait d’en prendre.
Beyle, pour sa part, conduisit son attelage, comme il l’avait annoncé, sur le bord d’une petite mare dans laquelle se mirait un petit bois épais, de sapins et de bouleaux. Ce petit bois fut accueilli avec un grand soulagement par le malheureux Bonnaire qui s’y précipita tête la première dès que la calèche se fut arrêtée.
Avec l’aide de ceux de ses domestiques qui tenaient encore debout, Beyle organisa une sorte de bivouac, débarrassant la voiture de tout ce qui l’encombrait afin qu’il fût possible de s’y étendre et relevant la capote pour que l’on pût se protéger des bestioles nichées dans les arbres et de la fraîcheur de la nuit.
Assise au bord de la mare, les pieds dans les roseaux et les bras autour de ses genoux, Marianne ne se mêlait en rien à cette activité. La fatigue l’accablait au point que chaque fibre de son corps lui faisait mal, mais ses nerfs ne parvenaient pas à se détendre. Dans sa tête, ses pensées tournaient comme une machine emballée. Sans but, sans logique et sans qu’il fût possible d’en mettre deux bout à bout. Elle regardait à ses pieds cette flaque d’eau éclairée par les reflets de l’incendie et elle pensait qu’il serait bon peut-être de s’y baigner, de trouver un peu de fraîcheur après tant de chaleur... Elle tendit une main, se pencha, prit un peu d’eau et en aspergea son front brûlant, puis son visage et son cou. L’eau n’était pas vraiment fraîche. C’était comme si la terre, brûlée en profondeur, communiquait à cette petite mare la chaleur de l’incendie, mais cela lui lit tout de même un peu de bien.
Derrière elle, elle entendit rire son nouveau compagnon.
— Il paraît que Wittgenstein et son armée sont à quelques lieues d’ici, barrant la route de Saint-Pétersbourg ! S’ils savaient que l’Empereur est à portée de leur main, pratiquement sans défense, ils pourraient bien ne pas résister à la tentation.
Bonnaire, sorti de son bois, répondit quelque chose qu’elle ne comprit pas et que l’auditeur de deuxième classe salua d’une série d’éternuements avant d’ajouter :
— J’espère, pour notre sauvegarde à tous, qu’on ne s’éternisera pas ici. Je n’ai aucune envie de me retrouver prisonnier de guerre.
Mais, de tout cela, Marianne n’avait retenu qu’un détail : cette route si large, si belle qu’elle en devenait une invite, c’était donc celle de Saint-Pétersbourg, la route à laquelle depuis son entrée au Kremlin (était-ce vraiment hier... ou bien y avait-il plusieurs mois ?) elle n’avait cessé de renoncer... mais sans cesser d’y penser ? Etait-ce donc un signe du destin que cette halte au bord d’un chemin si tentateur ? Et l’incendie qui l’avait chassée de Moscou ne pouvait-il être assimilé à la volonté de Dieu ? Il est si facile de croire à un décret de la Providence quand on meurt d’envie de faire quelque chose...
— Je crains bien de ne pouvoir vous offrir un festin, fit près d’elle la voix amicale de Beyle. Nos richesses alimentaires ne vont pas plus loin que du poisson cru, trouvé Dieu sait où par mon cocher, des figues et du vin.
— Du poisson cru ? Pourquoi ne pas le faire cuire ?
Il se mit à rire avec un rien trop de gaieté pour que ce ne fût pas un peu forcé.
— Je ne sais pas si vous partagez mon sentiment, mais j’ai eu mon compte de feu pour aujourd’hui. La seule idée d’en allumer un nouveau me donne la nausée... sans compter que nous pourrions facilement incendier ce petit bois plein d’aiguilles de sapin sèches comme sarment. J’aime encore mieux tâter du poisson cru. D’ailleurs, il paraît que les Japonais ne le consomment pas autrement.
Mais, malgré ces paroles encourageantes, Marianne se contenta de quelques figues et d’un peu de vin. Il n’était pas fameux. Les bouteilles n’avaient pas résisté au voyage et l’on s’attaquait maintenant au tonnelet. Ce qu’il contenait était un vin blanc trop jeune, si âpre que la langue semblait se rétrécir à son contact tandis que le palais devenait râpeux. Néanmoins, Beyle, Bonnaire et les serviteurs en consommèrent une bonne partie et quand l’auditeur au conseil d’Etat déclara qu’il était l’heure de dormir, tout ce monde, superbement ivre, était d’une folle gaieté.