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Néanmoins, en homme qui sait son monde, et qui sait boire, Beyle n’en garda pas moins suffisamment de lucidité pour guider Marianne jusqu’à la voiture, l’installer sur la banquette du fond de la calèche. Mais elle refusa de se coucher tout de suite.

— Je suis lasse, lui dit-elle, mais je suis encore plus énervée. Je vais rester sous les arbres un instant. Reposez-vous, ne vous occupez pas de moi. Je m’étendrai plus tard...

Il n’insista pas, lui souhaita une bonne nuit et tandis que le pauvre Bonnaire qui semblait maintenant vidé de toute substance s’installait sur la banquette avant, il s’établit lui-même sur le siège du cocher, se roula en boule dans son manteau et s’endormit presque aussitôt. Ses serviteurs repus de vin, ronflaient déjà à faire crouler le ciel, répandus un peu partout autour de la mare.

D’un seul coup, Marianne se retrouva seule, au milieu de ce concert de respirations bruyantes, de ces hommes étendus qui, sous la lune, ressemblaient à des cadavres abandonnés sur un champ de bataille. Là-bas, au fond de la nuit, Petrovskoïe brillait maintenant de toutes ses fenêtres éclairées.

La fraîcheur tombait des arbres et Marianne, machinalement, prit sur la banquette la couverture de cheval que Beyle avait posée à son intention. Mais, la jetant sur son dos, elle fit un faux mouvement qui réveilla la douleur de son épaule. Son front aussi la brûlait... Un frisson la parcourut et elle serra plus fort autour d’elle le tissu rêche et lourd qui sentait l’écurie.

Cette route-là, tout près, la fascinait, l’attirait comme un aimant ; ses pieds étaient douloureux, ses jambes lui faisaient mal et tout son corps tremblait, de fatigue et d’une fièvre qui lentement l’envahissait. Mais elle marcha vers cette route, l’atteignit, se mit à la suivre doucement, pas après pas... comme en rêve.

Il y avait, derrière elle, cette ville qui brûlait mais au fond, cette ville lui était indifférente. Simplement, elle opposait une barrière flamboyante entre Marianne et la route qui menait vers Paris. Tandis qu’en face, là devant, le chemin était libre qui menait à Pétersbourg...

— Jason... murmura-t-elle tandis que des larmes jaillissaient de ses yeux. Jason ! Attends-moi !... Attends-moi !...

Elle avait crié le dernier mot et, malgré sa faiblesse, s’était mise à courir droit devant elle, emportée par une force inconnue contre laquelle elle était sans défense. Il fallait aller au bout de cette route, au bout de la nuit... vers la mer bleue, le soleil, le vent frais chargé de sel et d’iode.

Quelque chose la heurta et la fit tomber sur les genoux, quelque chose qui aussitôt s’agrippa à elle, quelque chose qui pleurait à gros sanglots en appelant :

— Maman !... Maman !... Où es-tu, maman !...

En écartant d’elle ce quelque chose, elle vit que c’était un petit garçon brun, avec de grosses boucles sombres retombant sur son front, une petite figure ronde. Il la regardait avec de grands yeux désolés et cherchait à se blottir contre elle.

Il y eut dans sa tête comme un éclair, dans son cœur comme un déchirement. Son esprit, tout à coup, échappa à la réalité, balaya tout cet aujourd’hui affreux pour voguer à la rencontre d’un besoin enfoui, d’un appel profond. Elle prit l’enfant inconnu dans ses bras, le serra contre elle.

— Mon petit ! Mon tout petit... n’aie pas peur ! Je suis là... Nous allons rentrer tous les deux à la maison. Il ne faut pas aller à Pétersbourg...

Et, portant dans ses bras l’enfant inconnu qui s’accrochait à son cou, Marianne, brûlante de fièvre, revint d’un pas de somnambule vers la voiture pour y attendre le jour.

— Nous allons rentrer, répétait-elle. Nous allons bientôt rentrer chez nous...

18

« IL FAUT SECOUER LA VIE »

Le lendemain, tandis que Moscou continuait de brûler comme une mine de charbon sinistrée et que Napoléon, derrière les murs rouges de Petrovskoïé rongeait son frein en contemplant le brasier, Marianne, au bord de la mare, était la proie d’une forte fièvre et plongeait dans le délire, au grand affolement de ses compagnons d’infortune.

L’enfant qu’elle avait recueilli dormait paisiblement contre sa poitrine et cette adjonction inattendue ne fit qu’ajouter au désarroi des deux auditeurs au conseil d’Etat. Ils n’allaient d’ailleurs pas tellement bien eux-mêmes. La dysenterie de Bonnaire, après une période de lourd sommeil dû à l’ivresse, se réveillait, toujours aussi virulente. Quant à Beyle, plus enrhumé que jamais, il souffrait maintenant d’une crise de foie.

— C’est cette saleté de vin blanc que nous avons bu hier, en quantité regrettable il faut bien l’avouer, se borna-t-il à diagnostiquer avant de se mettre en devoir d’améliorer leur situation présente.

Il était, en effet, sous des dehors volontairement nonchalants, un homme d’une grande énergie et qui savait prendre des décisions quand il le fallait.

Il en administra incontinent la preuve en réveillant, à grands coups de pied et à grand renfort de pots d’eau tirés de la mare, ses serviteurs qui durent, bon gré, mal gré, se résigner à faire sur face. Pendant ce temps, Bonnaire faisait manger quelques figues au petit garçon qui, réveillé lui aussi, s’était mis à pleurer. Seule Marianne, que Beyle s’était hâté d’envelopper dans la couverture de cheval en constatant son état, gémissait doucement, hors d’état de prendre la moindre part au débat.

— Nous sommes en présence de deux affaires importantes, décréta Beyle. Essayer de découvrir la mère de cet enfant qui n’est peut-être pas très loin et trouver un abri, quel qu’il soit mais comportant un lit pour cette malheureuse jeune femme.

— Un médecin ne serait pas de trop non plus, remarqua Bonnaire. Nous en aurions besoin tous les trois...

— Mon cher, il faut faire avec ce que l’on a. Trouver un médecin et des médicaments dans la situation où nous sommes est à peu près aussi aisé que découvrir des coquelicots, en plein hiver, dans un champ de neige. Mais bon sang, s’écria-t-il, explosant tout à coup et allongeant aux roues de sa calèche quelques coups de pied parfaitement dérisoires encore que très soulageants, qu’est-ce que je suis venu faire dans ce foutu pays ! Si le Diable m’apparaissait et me proposait tout à coup de me transporter en Italie, à Milan ou au bord de ces merveilleux lacs, le tout en échange de mon âme, non seulement j’accepterais avec enthousiasme, mais encore j’aurais l’impression d’avoir volé ce malheureux ! François, ajouta-t-il, hurlant de toute sa voix, François ! Prenez-moi cet enfant dans vos bras et allez jusqu’au château pour voir si quelqu’un ne le réclame pas ! Voyez aussi s’il n’y aurait pas un lit disponible quelque part.

Confiant Marianne à la garde de Bonnaire, il s’en alla lui-même en tournée d’exploration, hissé sur l’un des chevaux dételés de la calèche. Mais ce lut François qui revint le premier, seul. Il avait réussi sans trop de peine à retrouver la mère de l’enfant, épouse d’un confiseur français, qui avait toute la nuit recherché sans succès son petit garçon perdu dans l’énorme bousculade de la veille. Mais il n’y avait pas un seul lit de libre à trois lieues à la ronde. Tout ce qu’il rapportait, c’étaient quelques provisions dues à la générosité de la confiseuse : gâteaux secs, fruits secs aussi, fromage et jambon fumé.

En attendant Beyle qui tardait à revenir, Bonnaire et le cocher François firent de leur mieux pour soigner Marianne. François trouva une fontaine et apporta de l’eau tandis que l’auditeur de seconde classe s’efforçait de faire absorber à la jeune femme un peu de nourriture sans d’ailleurs y parvenir. Secouée de longs frissons, elle claquait des dents et marmottait des bouts de phrase incohérents, reflets des phantasmes angoissés qui hantaient son esprit et plongeaient le pauvre Bonnaire dans de véritables transes. Comme il y était question de l’Empereur, pêle-mêle avec une conspiration, le château de Kouskovo, un cardinal, un prince masqué, un certain Jason, le duc de Richelieu, le roi de Suède et la guerre d’Amérique, le pauvre homme en vint à se demander si Beyle n’avait pas recueilli par hasard une redoutable espionne. Aussi accueillit-il le retour de son supérieur avec un profond soulagement.