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Naturellement, Bonnaire n’avait pas sa place dans la maison. D’ailleurs, il souhaitait surtout trouver pour lui-même quelques soins et ce fut avec un certain soulagement qu’il se dirigea vers le Grand Hôpital tandis que Beyle s’établissait de son mieux dans la pièce commune qui servait à la fois de salon et de salle à manger.

Mais quand il vint gratter à la porte de la chambre dans laquelle Barbe était enfermée avec Marianne depuis un moment déjà, le spectacle qu’il contempla le cloua sur place. La Polonaise, assise sur le lit, la tête de la jeune femme nichée dans son giron, lui avait ouvert la bouche et lui examinait le fond de la gorge à la lumière d’une chandelle... Beyle se précipita.

— Ah ça, mais, que faites-vous ?

— J’essaie de voir pourquoi elle a cette fièvre ! C’est tellement rouge là-dedans qu’on dirait de la braise !

— Et alors ? Que prétendez-vous faire ?

Sans s’émouvoir, Barbe reposa la chandelle sur la table de chevet, Marianne sur ses oreillers, puis s’approcha du jeune homme.

— Ce qu’il faut ! affirma-t-elle. Vous savez monsieur, depuis que je suis les soldats sur tous les champs de bataille, j’en ai soigné plus d’un et j’ai appris bien des choses. En plus, avant... d’avoir des malheurs, j’étais femme de chambre chez la princesse Lubomirska et mon père (Dieu ait sa pauvre âme éprouvée !) était l’apothicaire du domaine de Janowiec, alors je sais de quoi je parle. Des fièvres comme celle-là, j’en ai vu des tas. Aussi, laissez-moi faire et allez vous reposer. Votre valet, ce grand flandrin qui a l’air de gober les mouches, saura bien, j’imagine, vous fricoter quelque chose à manger...

Avec ses cheveux blond filasse, férocement retroussés sous le torchon, ses gros yeux mauves et son visage à la fois massif et trop lourd pour une femme mais pas entièrement dépourvu de charme, Barbe ne manquait pas d’une certaine autorité. Jugeant d’autre part ses références estimables, Beyle préféra lui laisser carte blanche. Il ne se sentait pas tellement bien lui-même, et ce fut sans protester qu’il abandonna la place, se bornant à prier l’infirmière bénévole de lui garder un peu de thé si, comme elle l’avait annoncé, elle en faisait pour Marianne.

— Je souffre du foie, lui confia-t-il, avec l’arrière-pensée d’une espèce de consultation, cela devrait me faire du bien...

— Si vous n’y mettez pas un plein seau de crème, cela ne vous fera aucun mal, au contraire. Eh bien ! soupira-t-elle, on dirait qu’il était temps que vous me trouviez, car vous n’êtes frais ni l’un ni l’autre. Au fait, c’est quoi, votre nom ?

— Je suis Monsieur de Beyle, auditeur au conseil d’Etat, répondit-il avec l’espèce d’emphase qu’il mettait toujours à décliner ses titres, selon lui impressionnants.

Mais, apparemment, cela ne suffisait pas à Barbe.

— Vous êtes quoi ? Comte, marquis, baron ? proposa-t-elle du ton engageant dont elle eût accompagné une carte de restaurant.

Beyle rougit jusqu’à la racine de ses cheveux noirs.

— Rien de tout cela ! dit-il vexé. Mais mes fonctions équivalent largement à un titre de noblesse.

— Ah ! émit la Polonaise. Puis, sans tirer d’autres conclusions, elle referma la porte de la chambre avec un haussement d’épaules qui donnait la mesure de sa déception.

Mais déçue ou pas, durant toute la nuit, enfermée avec Marianne, Barbe la Prostituée travailla comme une mercenaire, luttant contre la fièvre avec les moyens dont elle disposait, administrant à la malade tasse sur tasse d’un thé léger, vigoureusement additionné de miel et d’une poudre grisâtre dont elle semblait avoir une provision dans une boîte en fer qu’elle portait dans la poche d’un jupon, avec ses biens les plus précieux (poulie moment un rang de perles et quelques bagues provenant d’une très récente rencontre avec une maison abandonnée). Elle alla même jusqu’à pratiquer sur Marianne, à l’aide d’un couteau de cuisine bien aiguisé, une saignée qui eût fait frémir Beyle s’il en avait été le témoin, mais qu’elle n’en exécuta pas moins avec une assurance et une maestria qu’un vieil apothicaire blanchi sous le harnois lui eût enviées.

Elle fit tant et si bien qu’aux environs de minuit, Marianne s’endormit enfin d’un sommeil qui n’était plus l’inconscience du délire, tandis que son médecin bénévole allait s’abattre dans un grand fauteuil de bois abondamment garni de coussins et entreprenait de se remonter le moral avec le reste de thé dans lequel elle versa une généreuse rasade d’un vieil Armagnac dont elle avait trouvé une bouteille dans un petit meuble où le maître à danser rangeait à la fois ses partitions et quelques livres italiens.

Il faisait grand jour quand Marianne émergea lentement de la douloureuse inconscience qui l’avait engloutie. En se retrouvant couchée dans un lit inconnu, au fond d’une chambre inconnue, à côté d’une inconnue, elle crut que ses rêves n’avaient pas encore pris fin.

Mais la chambre sentait le thé froid, l’alcool et la fumée dont l’odeur s’insinuait encore entre les fentes des rideaux tirés. Le paquet gris à visage humain, tassé dans le fauteuil, ronflait avec une force qui n’appartenait pas au domaine du rêve. A tout cela et aussi aux courbatures de son corps, Marianne comprit qu’elle était réellement éveillée.

En outre, elle avait l’impression désagréable d’être collée dans ce lit. Elle avait dû beaucoup transpirer quand la fièvre avait cédé. Les draps et la chemise qui l’enveloppaient étaient trempés de sueur.

Péniblement, elle s’assit dans son lit. Ce simple mouvement lui permit de constater que, si son corps était d’une faiblesse affligeante, son esprit était redevenu clair. Aussi essaya-t-elle de mettre quelques idées bout à bout et de comprendre comment elle était arrivée dans cette chambre dont, à cause de la semi-obscurité entretenue par les rideaux, elle ne distinguait pas nettement les détails.

Les souvenirs revinrent assez vite : la fuite à travers Moscou en feu, la lutte sur le boulevard avec la mégère ivre, la calèche de Beyle, la mare auprès du petit bois, son élan irraisonné et stupide vers cette route de la mer qui semblait l’appeler, l’enfant qui avait arrêté cet élan et qu’elle avait pris dans ses bras... A partir de là, tout se brouillait, elle ne savait plus rien, mais il lui semblait avoir parcouru un immense chemin, roulé d’abîme en abîme au milieu de formes méchantes et de visages grimaçants...

Sa bouche était sèche et, sur la table de chevet, elle aperçut un verre à demi plein d’eau. Elle tendit la main pour le prendre mais cette main paraissait sans force. Jamais Marianne n’aurait cru qu’un verre pût peser si lourd... Il glissa de ses doigts maladroits et tomba sur le sol où il se brisa...

Aussitôt le paquet gris jaillit du fauteuil comme un diable de sa boîte.

— Qui va là !... Montrez-vous !...