— Cela veut dire qu’il m’en veut beaucoup... qu’il me hait peut-être ! Et que, de toute façon, vous risquez beaucoup, mon ami, en restant auprès de moi. Vous devriez vous éloigner.
— Et vous laisser seule ? A la merci de toutes les curiosités... de toutes les délations. Je me demande même si je ne ferais pas bien de renvoyer cette Barbe à ses... affaires.
— Elle me soigne à merveille et elle paraît dévouée.
— Oui mais elle est d’une curiosité qui ne me plaît guère. François l’a surprise écoutant à la porte de cette chambre. En outre, elle pose trop de questions. Visiblement, elle ne croit guère à notre intimité conjugale.
— Vous ferez comme il vous plaira, mon ami... De toute façon, dès que j’aurai retrouvé mon ami Jolival et mon cocher, je m’arrangerai pour quitter Moscou.
— Dès demain j’essayerai d’aller au premier relais sur la route de Paris. Votre ami doit y être. Je vous le ramènerai...
Mais quand, le lendemain soir, Beyle, rentra, couvert de poussière après sa randonnée à cheval, il rapportait des nouvelles inquiétantes : Jolival et Gracchus étaient introuvables. On ne les avait vus ni au relais de poste ni au palais Rostopchine où, à tout hasard, le jeune homme était allé se renseigner...
— Il y a encore une solution, se hâta-t-il d’ajouter en voyant se crisper le visage de Marianne et ses prunelles vertes s’emplir de larmes. Il se peut qu’ils n’aient jamais quitté le Kremlin. Bien des gens y sont restés après le départ de l’Empereur, ne fût-ce que les troupes chargées de le sauver de l’incendie si faire se pouvait. Un homme avec une jambe cassée n’est pas d’un maniement facile.
— J’y ai déjà pensé. Mais comment savoir ?
— Demain, l’Intendant général se rend au Kremlin pour faire son rapport à l’Empereur. Il m’a demandé de l’accompagner. Je pense donc qu’il me sera assez facile de mener une petite enquête et, si votre ami est encore là, je le saurai.
— Vous feriez ça pour moi ?
— Mais bien sûr, et d’autres choses encore si vous le désiriez car, à ne rien vous cacher, je n’avais pas tout d’abord l’intention d’escorter Mathieu Dumas.
— Pourquoi donc ?
Il eut un sourire mélancolique en écartant, d’un geste désolé, les pans de son habit.
— Aller chez l’Empereur dans l’état où je suis...
En effet, cette visite qui faisait tant de plaisir à
Marianne posait à son ami des problèmes vestimentaires certains. Il ne lui restait rien de ses bagages car il s’était embarqué dans sa calèche en plein milieu d’un dîner au palais Apraxine et sans avoir eu la possibilité de rentrer chez lui. La maison dans laquelle il s’était logé flambait quand il avait voulu y revenir et il avait assisté un moment, furieux et impuissant, à la destruction de ses biens. En fait de vêtements, il ne possédait, en tout et pour tout, que ce qu’il avait sur lui, c’est-à-dire un habit de fin drap bleu, admirable ment coupé mais assez sale maintenant, des culottes de Casimir de même teinte et une chemise de batiste qui avaient pas mal souffert.
— Il faut trouver, dit Marianne, un moyen de vous rendre présentable. L’Empereur a horreur du négligé !
— Je le sais fichtre bien. Il va me toiser avec dégoût.
Néanmoins, grâce à l’industrie de François, le cocher promu valet de chambre par la déclaration de ses camarades, on réussit à récupérer, Dieu sait où, deux chemises d’une toile assez fine. Quelques vigoureux coups de brosse et un nettoyage attentif parvinrent à rendre l’habit à peu près présentable. Restaient les élégantes culottes de Casimir qui n’avaient pas trouvé de remplaçantes et qui montraient plus d’un accroc, dont l’un fort mal placé. Pour ses travaux avec l’Intendant général, Beyle avait réussi à les remplacer par un grossier pantalon de fantassin, parfaitement impossible à porter devant l’Empereur.
— Il n’y a pas un mètre de ce sacré tissu de Casimir dans nos magasins, se plaignit-il. Je vais devoir me présenter devant Sa Majesté avec ce pantalon de sergent-major qui me donne l’air d’un paquet... à moins que je ne me résigne à lui montrer mes fesses !
Le dilemme était cornélien mais Barbe, mise au courant, réussit à sauver la situation. Elle s’empara des fameuses culottes que. François, plus par acquit de conscience que par conviction, avait déjà lavées et séchées, puis elle se mit en devoir de leur faire des reprises d’une finesse et d’une élégance telles qu’au sortir de ses mains le vêtement avait l’air d’être brodé. Il était redevenu des plus présentables.
Enthousiasmé par un tel travail, Beyle, oubliant ses soupçons, n’hésita pas à proposer à cette fée du logis de demeurer définitivement à son service.
— Je vous avais retenue jusqu’à la guérison de... Madame, lui dit-il, mais je serais heureux de vous garder définitivement... à moins que vous ne répugniez à me suivre en France ou encore que vous ne regrettiez par trop votre ancien... métier.
Barbe, dont les cheveux jaunes étaient maintenant respectablement tressés en couronne autour de sa tête, ce qui ajoutait encore à sa majesté naturelle, leva un sourcil offusqué et toisa littéralement le jeune homme.
— Je ne pensais pas, fit-elle sèchement, que Monsieur, après ce que j’ai fait pour lui, manquerait de tact au point de me rappeler mes erreurs... de jeunesse. Je tiens à lui dire qu’à mon âge, cette profession n’a plus beaucoup de charmes. Et je l’abandonnerais volontiers pour reprendre du service... mais dans une grande maison.
Ce fut au tour de Beyle de se vexer. Son teint, habituellement mat, vira au rouge brique.
— Entendez-vous par là que ma maison n’est pas assez grande pour vous ?
Barbe approuva de la tête puis, sans s’émouvoir :
— C’est cela même ! Je rappelle que j’étais femme de chambre chez la princesse Lubomirska. Je ne peux pas, sous peine de perdre la face vis-à-vis de moi-même, accepter de servir une dame de moindre importance ! L’esprit de mon défunt père ne me le pardonnerait pas !
Marianne crut un instant que Beyle allait étouffer.
— Ah !... parce que vous pensiez avoir sa bénédiction quand vous vous adonniez à la prostitution ? glapit-il.
— Peut-être pas ! Mais je m’intéressais exclusivement aux soldats ! Donc, je servais ma patrie ! S’il s’agit de reprendre définitivement le tablier, je ne peux le faire qu’auprès d’une grande dame. Ah !... si Madame n’était pas Madame, si... par exemple, elle était duchesse... ou princesse, même sans argent, sans maison... même recherchée par la police, je ne dirais pas non ! Bien au contraire ! Oui, ajouta-t-elle d’un ton rêveur, je la verrais assez bien princesse : cela lui irait à merveille.
Abasourdis, Marianne et Beyle se regardèrent avec un commencement de terreur. Les propos de Barbe étaient clairs : cette femme connaissait leur secret. Elle avait dû, en allant en ville comme elle le faisait chaque matin pour chercher à s’approvisionner, voir les fameux placards qui comportaient une bonne description de la jeune femme. Et maintenant, jugeant sans doute les mille livres de récompense insuffisantes, elle allait faire chanter ses employeurs occasionnels.
Voyant que son compagnon, accablé visiblement par ce coup du sort, ne réagissait pas, Marianne prit les choses en main. Elle s’approcha de Barbe et, la regardant au fond des yeux.
— Très bien ! dit-elle froidement. Je suis à votre merci et vous me tenez ! Mais, comme vous l’avez fort bien dit vous-même, je n’ai pas d’argent. Rien que...
Elle se mordit les lèvres en s’apercevant qu’elle avait failli, sottement, se mettre à parler du diamant. Mais il n’était pas à elle. Ce n’était qu’un dépôt et elle n’avait pas le droit de s’en servir même pour se tirer d’un mauvais pas.