— Rien que quoi ? demanda Barbe, la voix innocente.
— Rien que la conscience de n’avoir commis aucun crime et de n’avoir pas mérité d’être recherchée. Mais, puisque vous avez découvert qui je suis, je n’entrerais même pas en lutte avec vous : la porte est grande ouverte ! Vous pouvez courir jusqu’au premier poste de garde venu et me dénoncer ! L’Empereur se fera un plaisir de vous compter les mille livres quand vous lui direz que vous avez retrouvé la princesse Sant’Anna !...
Elle s’attendait à voir la femme ricaner, lui lâcher peut-être une grossièreté, puis filer comme un lapin par la porte qu’elle avait entrouverte. Mais il ne se passa rien de tout cela. A sa grande surprise, Barbe se mit bien à rire mais d’un rire aussi franc que sans méchanceté. Puis s’approchant de la jeune femme, elle lui prit la main et la baisa dans la meilleure tradition des serviteurs polonais.
— Eh bien, fit-elle, voilà tout ce que je voulais savoir ! fit-elle gaiement.
— Comment cela ? Expliquez-vous !
— C’est assez facile ! Si Madame la Princesse veut bien me le permettre, je lui dirai qu’il y a beau temps que j’ai deviné qu’elle n’était pas l’épouse de... Monsieur, fit-elle en désignant Beyle d’un menton vaguement dédaigneux. Et j’étais peinée que l’on ne me fît pas davantage confiance. Je croyais avoir mérité d’être traitée... pas en amie, bien sûr, mais au moins en suivante fidèle. Que Votre Seigneurie me pardonne si je l’ai un peu obligée à me dire la vérité, mais il fallait que je sache où je vais, et maintenant je suis contente. Le service d’une bourgeoise me déplaisait, cependant je considérerais comme une grande faveur si Votre Seigneurie veut bien consentir à m’attacher à sa personne.
Marianne se mit à rire, soulagée et un peu émue aussi, plus même qu’elle ne voulait l’avouer, par ce dévouement inattendu qui venait à elle si simplement.
— Ma pauvre Barbe ! soupira-t-elle. J’aimerais bien vous attacher à moi, mais vous le savez maintenant, je n’ai plus rien et je suis recherchée, menacée de prison...
— Aucune importance ! Ce qui compte, c’est ceci : une grande dame n’a pas le droit de se passer d’une femme de chambre, même en prison. C’est l’honneur des gens de grande maison que suivre leurs maîtres dans la mauvaise fortune.
Nous commencerons par elle et peut-être que la bonne reviendra un jour.
— Mais pourquoi me choisir au lieu de retourner dans votre pays ?
Une ombre de mélancolie passa sur les yeux mauves de Barbe.
— A Janowiec ?... Non ! Rien ne m’y retient plus car personne ne souhaite m’y revoir, personne ne m’attend. Et puis la France, pour nous autres Polonais, c’est un peu le pays ! Enfin, si Madame la Princesse le permet, je lui dirai qu’elle me plaît !... On ne peut rien contre ça !
Il n’y avait rien à ajouter en effet et ce fut ainsi que Barbe Kaska prit auprès de Marianne la place laissée vacante par la jeune Agathe Pinsart, à la déception d’ailleurs de Henri Beyle qui voyait déjà la Polonaise menant de main de maître son ménage de garçon et sa maison de la rue Neuve-du-Luxembourg. Mais c’était un homme qui savait faire contre mauvaise fortune bon cœur et il n’en offrit pas moins de payer galamment les gages de la nouvelle femme de chambre tant que sa maîtresse cohabiterait avec lui.
Ce point d’économie domestique réglé, Barbe dispensa généreusement son aide à François pour l’aider à préparer son maître. Et quand le jeune auditeur partit pour le Kremlin, il était suffisamment présentable.
Le cœur de Marianne battait au rythme d’un grand espoir quand elle le vit partir et, durant tout le temps de son absence, elle fut incapable de demeurer en place. Tandis que Barbe s’installait près d’une fenêtre avec un ouvrage de couture (elle avait entrepris de faire une ou deux chemises à Marianne avec un peu de batiste dénichée par Beyle dans les produits du pillage) et entamait d’une voix lugubre l’une de ces dramatiques ballades polonaises dont elle semblait avoir la spécialité, la jeune femme arpentait la pièce, les bras croisés sur sa poitrine, sans parvenir à maîtriser sa nervosité. Les heures s’étirèrent, interminables, avec des alternatives d’espoir et d’angoisse. Tantôt Marianne s’attendait à voir apparaître Beyle flanqué de Gracchus et de Jolival et tantôt, prête à pleurer, elle se persuadait que les choses avaient mal tourné et que Beyle avait été, au moins, jeté en prison à son tour. Elle avait conseillé à son ami d’essayer de rencontrer Constant dont elle était persuadée qu’il n’avait pas cessé d’être un ami.
Il était d’ailleurs assez tard quand le jeune auditeur reparut. En l’entendant monter l’escalier, Marianne s’élança à sa rencontre, mais l’espoir en elle s’éteignit comme une chandelle dès qu’elle l’aperçut. Avec cette mine soucieuse, il ne pouvait pas rapporter de bonnes nouvelles...
Elles étaient loin d’être rassurantes, en effet. Le vicomte de Jolival et son domestique n’avaient pas quitté le Kremlin où, par ordre de Napoléon, ils étaient enfermés et gardés militairement depuis la fuite du cardinal.
— Ils n’ont pas quitté le Kremlin, dites-vous ? demanda Marianne incrédule. Voulez-vous dire par là que l’Empereur les y a laissés quand il est lui-même parti pour Petrovskoïe ? Mais c’est affreux ! Ils pouvaient y mourir brûlés...
— Je ne crois pas. Il est resté pas mal de monde là-bas. Une bonne partie de la maison impériale et toutes les troupes chargées de protéger la forteresse contre l’incendie. Napoléon, en partant, n’a fait que céder aux sollicitations unanimes de son entourage qui craignait de ne pouvoir assurer sa sécurité, un point c’est tout.
— Avez-vous réussi à les approcher ?
— Pensez-vous ! Ils sont au secret. Il est interdit de communiquer avec eux sous quelque prétexte que ce soit...
— Avez-vous vu Constant ? Et sait-on où ils sont détenus ? Sont-ils restés dans leurs chambres ou bien les a-t-on mis en prison ?
— Je l’ignore. Constant lui-même, qui vous adresse son sentiment respectueux, ne sait rien de ce qui les concerne. « Vous avez beaucoup trop de faiblesse pour la rebelle qu’est Madame Sant’Anna, lui a dit l’Empereur quand il a tente de prononcer votre nom. Si elle veut savoir ce que j’ai fait de ses amis, elle n’a qu’à se livrer... »
Il y eut un silence. Puis Marianne haussa les épaules d’un geste découragé.
— C’est bien ! Il a gagné. Je sais ce qu’il me reste à faire...
En un instant Beyle fut entre elle et la porte, barrant le passage de ses bras écartés.
— Vous voulez aller vous livrer ?
— Je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre,. Ils sont peut-être en danger. Qui vous dit que l’Empereur ne se prépare pas à les faire juger et condamner pour m’obliger à revenir ?
— Les choses n’en sont pas là ! Si leur sort était réglé, Constant le saurait... On le lui dirait, ne fût-ce que pour qu’il puisse essayer d’entrer en contact avec vous. Cela dit, vous livrer ne servirait à rien, car vous ne m’avez pas laissé finir ma phrase. Si vous voulez que l’on vous rende vos amis, vous devez non seulement reparaître... mais ramener avec vous l’homme que vous avez fait évader. A ce prix seulement Napoléon vous pardonnera.
Les jambes fauchées, Marianne se laissa choir sur une chaise et leva sur le jeune homme des yeux de noyée.
— Que puis-je faire, alors, mon ami ? Même si je le désirais, ce qui n’est pas le cas, je ne saurais où prendre mon parrain. J’ignore s’il a rejoint Saint-Louis-des-Français...
— Non, fit Beyle. J’y suis passé en quittant le Kremlin. L’abbé Surugue ne l’a pas revu depuis le jour de l’incendie. Il ne sait même pas où il a pu aller.