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Il n’y avait guère qu’auprès de Barbe qu’elle se sentît à peu près bien. Paisible, solide, la Polonaise était rassurante. Et puis, dans les mélodies plaintives dont elle agrémentait son travail, Marianne trouvait un écho agréable à sa propre mélancolie. Il y en avait une surtout qu’elle aimait particulièrement :

Marche lentement pendant que tu es encore sur nos champs

Tu n’y reviendras plus, mon coursier bai,

Pour la dernière fois ton pied a foulé l’herbe de nos prairies...

La seule idée d’un coursier la faisait trembler. Ah ! Pouvoir enfourcher un cheval et galoper droit devant elle, jusqu’au bout de l’horizon, jusqu’à ce que reparaissent enfin les arbres de la terre de France ! Elle haïssait maintenant cette Russie immense qui s’était refermée sur elle comme un poing. Elle étouffait dans cette maison étroite, entre ces murs de bois et ce ciel si bas, où la vie devenait effroyablement quotidienne. Bientôt, sans doute, la neige se mettrait à tomber et les ensevelirait, elle et Beyle, comme elle ensevelirait tous ces hommes, enchaînés là par la volonté d’un seul et dont, cependant, l’impatience de repartir se faisait palpable... sauf chez Napoléon qui continuait à penser que tout allait bien.

Pourtant, dans les derniers jours de septembre, les nouvelles commencèrent à se faire moins bonnes. Des estafettes furent sérieusement retardées, l’une même n’arriva jamais. En outre, à une vingtaine de verstes de Moscou, un parti de cosaques avait surpris un convoi de caissons d’artillerie qui revenait de Smolensk, escorté de deux escadrons qui furent faits prisonniers. Deux jours plus tard, ce furent 80 Dragons. de la Garde qui furent enlevés au château du prince Galitzine, à Malo Wiasma... mais l’Empereur, chaque jour, à midi, continuait ponctuellement à passer sa Garde en revue dans la cour du Kremlin.

Au fil de ces nouvelles, Beyle s’assombrissait graduellement et, malgré ses efforts, plaisantait de moins en moins.

— Nous avons de quoi nourrir l’armée pendant six mois, disait-il à Marianne, mais ces coups de main des Russes me font trembler ! Combien de temps encore parviendrons-nous à garder libre le chemin du retour ? On dit que des bandes de paysans armés parcourent la campagne autour de Moscou. Les cosaques aussi semblent s’enhardir... Si l’Empereur s’obstine, nous serons bientôt isolés, coupés de tous nos arrières... à la merci d’une armée russe qui doit bien se reconstituer quelque part puisque Alexandre ne daigne même pas donner signe de vie.

— Mais enfin, est-ce que personne ne peut faire entendre raison à l’Empereur ?

— Berthier et Davout ont bien essayé, mais du coup, Napoléon s’est mis à établir un plan pour marcher tout de suite sur Saint-Pétersbourg. Ils ont battu en retraite aussitôt. Quant à Caulaincourt, il n’ose même plus ouvrir la bouche. Les autres vont au théâtre. On en a installé un au palais Pozniakoff et la troupe de Mme Bursay y joue Le jeu de l’amour et du hasard ou encore L’amant auteur et valet... A moins que l’on n’écoute les roucoulades d’un chanteur pédéraste nommé Tarquinio ! En vérité, je crois bien que jamais armée ne se sera suicidée plus joyeusement...

Dans les premiers jours d’octobre, Beyle tomba malade. Une fièvre bilieuse qui obligea Marianne à se muer en une infirmière, vite agacée. C’était, comme beaucoup d’hommes, un malade odieux, gémissant, ronchonnant, jamais content de rien, et de la nourriture moins encore que de tout le reste. Il gisait dans son lit, jaune comme un coing, n’ouvrant la bouche que pour récriminer ou bien pour se plaindre de douleurs intolérables car, outre ses ennuis hépatiques, il avait des difficultés avec ses dents. Et Marianne, assise à son chevet, crispée, luttait de plus en plus difficilement contre l’envie de le coiffer de l’un des innombrables pots de tisane que Barbe lui préparait. Cette maladie ajoutait à son énervement car, malgré l’incapacité momentanée de Beyle, les nouvelles continuaient d’arriver du Kremlin grâce au brave Bonnaire qui, rétabli, venait chaque soir mettre son collègue au courant des derniers événements.

On sut ainsi que les courriers passaient de plus en plus difficilement, qu’en Prusse orientale, le prince de Schwarzenberg se plaignait de ce que sa « position étant déjà embarrassante, la situation risquait de s’aggraver ». Le prince de Neuchâtel avait alors, une fois de plus, tenté d’inciter Napoléon à quitter Moscou et à se rapprocher de la Pologne pour éviter d’être coupé de son armée. Il s’était attiré une répartie acerbe.

— Vous voulez aller à Grosbois voir la Visconti ?

Ce rapport-là eut le don de faire littéralement délirer le malade de fureur.

— Fou ! Il est devenu fou ! Il nous fera tous tuer ! Que, sur la Dvina, le maréchal Victor, Oudinot et Gouvion-Saint-Cyr essuient des revers, et nous sommes bloqués sans espoir d’en sortir vivants. Chaque jour, les Russes s’enhardissent.

En effet, la situation de Moscou semblait se dégrader. Un soir, le comte Daru, ministre d’Etat chargé du Ravitaillement, vint prendre des nouvelles de son jeune cousin (ce qui obligea Marianne à se dissimuler) et ne cacha pas ses angoisses.

— Les Russes en sont venus au point d’enlever, dans les faubourgs de cette ville, les gens et les chevaux qui vont aux vivres. Il faut leur donner des escortes trop nombreuses. La poste marche de plus en plus mal : un messager sur deux n’arrive pas !...

Et ainsi, chaque soir, c’était une mauvaise nouvelle de plus, une autre pierre posée sur le cœur déjà très lourd de Marianne. Elle sentait presque physiquement le piège se refermer sur elle et sur ses compagnons. Et un matin où elle vit l’Empereur lui-même passer à cheval sous sa fenêtre, elle dut faire effort sur elle-même pour ne pas se jeter au-devant de lui en criant de partir, de cesser son obstination folle, de ne pas les condamner tous à mourir lentement, étouffés par la peur et par l’interminable nuit hivernale qui ne tarderait plus ! Mais il semblait indifférent à tout ce qui l’entourait. Montant le Turcoman, l’un de ses chevaux préférés, il allait calmement, une main dans l’échancrure de son gilet, souriant à cet extraordinaire soleil automnal qui semblait vouloir l’accompagner et lui donner raison de s’entêter.

« Jamais nous ne sortirons d’ici ! » pensait-elle désespérée. Et la nuit, maintenant, elle avait des cauchemars.

Ce fut au soir du 12 octobre que, tout de même, une nouvelle un peu meilleure que les autres arriva, portée par l’infatigable Bonnaire ; une lettre arrivée à l’intendance à l’adresse de Beyle.

Le jeune auditeur la lut puis la tendit, toute dépliée, à Marianne.

— Tenez, ceci vous concerne !

C’était une lettre sans signature mais dont la provenance était évidente. Elle était de Constant.

« On ne compte plus retrouver la dame en fuite, disait-il. Aussi, certaines personnes ont-elles cessé d’être utiles. Elles ont été autorisées à prendre place dans le convoi de blessés qui a quitté Moscou avant-hier, sous la conduite du général de Nansouty. Mais ils ne seront libérés qu’une fois revenus en France... »

Marianne froissa le billet, en fit une boule, et alla le jeter dans le grand poêle en brique dont la masse occupait une bonne moitié du mur du fond. Puis elle revint vers le lit de Beyle, serrant ses mains l’une contre l’autre pour les empêcher de trembler d’excitation.