La Polonaise, emballée dans plusieurs épaisseurs de châles, un grand mouchoir noué sous le menton, avait pris place sur le siège à côté de François, et tous deux disposaient d’une collection de couvertures beaucoup trop importante pour la petite centaine de lieues qui séparaient Moscou de Smolensk. Mais si le voyage de Beyle s’arrêtait normalement dans cette dernière ville, elle ne devait constituer qu’une étape dans celui de Marianne. Car l’auditeur au Conseil d’Etat pensait avec quelque raison qu’à Smolensk il serait suffisamment le maître pour assurer tranquillement le départ de son amie vers la France, dans les meilleures conditions possibles.
Mais si Marianne s’était imaginée que cette première étape s’effectuerait rapidement, elle fut singulièrement déçue avant même que l’on eût quitté Moscou. En effet, au lieu de gagner au plus court par le pont des Maréchaux pour rejoindre ce qui restait du faubourg de Dorogomilov et la route de Smolensk, la voiture se dirigea vers la place Rouge pour y prendre rang au milieu d’un convoi qui se préparait à partir : plusieurs centaines de blessés et malades encadrés par une escorte de trois cents soldats.
Comme elle tournait vers son compagnon un regard interrogateur, il haussa les épaules et bougonna :
— Vous étiez si heureuse de partir ! Je n’ai pas voulu atténuer votre joie en vous confiant que le général Dumas m’avait ordonné de voyager avec ce convoi. Les routes sont si peu sûres que notre calèche occidentale, voyageant seule, ne fût sans doute pas arrivée... et nous non plus.
— J’aurais préféré que vous m’avertissiez tout de suite ! C’était candide de me cacher quoi que ce soit. Vous savez, j’ai appris depuis longtemps à ne pas me rebeller contre ce qui est inévitable. Le voyage sera plus long, bien sûr, mais de toutes façons rien ne peut altérer la joie que j’ai à quitter cette ville !
Néanmoins, en revoyant les murailles du Kremlin, elle ne put retenir un frisson de crainte rétrospective. Au milieu de ces champs de ruines, la vieille forteresse était toujours debout, plus rouge dans le soleil levant, comme si ses briques suintaient le sang. En se souvenant de l’ardeur qu’elle avait déployée pour y entrer afin de rejoindre Napoléon, Marianne sentit se réveiller sa rancune. Parce qu’il avait été son amant et parce qu’elle lui gardait tendresse et loyauté, elle lui avait tout sacrifié, son amour et presque sa vie ! Tout cela pour n’obtenir, en retour, qu’un placard de mauvais papier sur les façades moscovites...
— Ne vous penchez pas, lui recommanda soudain Beyle. Malgré nos précautions, vous risquez d’être reconnue.
En effet, au milieu de l’incroyable assemblage de chariots et de petites voitures qui composaient le convoi, erraient quelques brillants uniformes, tel celui d’Eugène de Beauharnais qui apparut soudain, à quelques pas de leur calèche. Avec sa gentillesse habituelle, le Vice-Roi d’Italie surveillait lui-même l’embarquement d’un vieux soldat emballé dans des couvertures et dont la barbe était aussi grise que la peau de son visage.
Assurant sur son nez les besicles que Beyle lui avait conseillé de porter tant que l’on n’aurait pas mis quelques verstes entre elle et le Kremlin, Marianne se rejeta en arrière, priant le ciel que l’on se remît en marche rapidement, car elle venait d’apercevoir Duroc qui, lui aussi, faisait le tour des chariots, distribuant bonnes paroles et souhaits de bon voyage. Son cœur battait la chamade et, pour se calmer, elle s’efforça de s’intéresser à ce qui apparaissait dans le champ de vision que lui laissait la capote relevée. Là-haut, sur la cime dorée du plus grand clocher du Kremlin, des sapeurs de la Garde, accrochés à des échafaudages de fortune, étaient occupés à décrocher, au risque de leur vie, la grande croix d’or de Saint-Ivan. Un lourd vol noir de corneilles tourbillonnait autour d’eux, croassant sur un mode si lugubre que Marianne frissonna, voyant dans ces cris sinistres un présage de malheur.
— Pourquoi font-ils cela ? demanda-t-elle en touchant légèrement le bras de son voisin.
— Oh ! Ordre de Sa Majesté l’Empereur et Roi ! La grande croix d’or est destinée, dans son idée, à orner désormais le dôme des Invalides[14]. Prise de guerre qui rappellera aux vieux soldats les misères endurées et la gloire de leurs lauriers moissonnés sur les rives de la Moskova !
— Il vaudrait mieux, je crois, leur permettre de les oublier, murmura-t-elle. (Puis, se rappelant ce que lui avait dit Constant :) Ce sont des lauriers de flammes ! Quand ils s’éteindront, il n’en restera rien que de la cendre grise...
Enfin le convoi se mit en marche, salué par les cris et les souhaits de bon voyage de ceux qui restaient. De chaque côté de la file, des soldats couraient, agitaient leurs armes ou leurs bonnets, braillant des « A bientôt ! » des « On vous rejoindra rapidement ! » et des « Gare aux Cosaques ! » pleins de jovialité.
— Dans combien de temps l’Empereur quittera-t-il Moscou ? demanda Marianne. Le sait-on ?
— ... Très prochainement. Dans deux ou trois jours. Il veut se diriger d’abord sur Kalouga...
Puis, comme la voiture, ayant franchi le pont, atteignait l’autre rive de la Moskova, Beyle se pencha à la portière pour regarder en arrière. Il resta ainsi, plié en deux, pendant un moment si long que Marianne lui demanda s’il avait oublié quelque chose ou s’il regrettait tellement de quitter Moscou.
— Ni l’un ni l’autre, répondit-il. Je veux seulement emporter un dernier souvenir, car ce que je vois là, je ne le reverrai plus jamais, dussé-je revenir dix fois ici. L’Empereur a décidé qu’au moment où il quitterait Moscou, on ferait sauter le Kremlin ! Une manière comme une autre de se venger !
Marianne ne répondit pas. Les réactions des hommes en général et de Napoléon en particulier lui devenaient de plus en plus étrangères et incompréhensibles. Ne lui avait-il pas dit qu’il n’était pas homme à laisser des ruines derrière lui ? Apparemment, il avait encore changé d’avis. Ses retournements devenaient de plus en plus fréquents et de moins en moins logiques. Mais après tout, qui pouvait dire où en seraient ses sentiments envers elle-même quand ils se reverraient, si Dieu le voulait, sous le ciel de Paris ?
Le voyage, qui allait s’étirer sur dix-huit longues journées, prit rapidement des allures de cauchemar. Le temps devint humide, glacial, et l’humeur de tous ces hommes en mauvais état s’en ressentit. Tout au long du jour, ce n’étaient que disputes, jurons, récriminations qui volaient de l’une à l’autre de ces voitures qu’il fallait continuellement arracher à des ornières ou faire passer, à gué ou même sans gué, de l’autre côté des cours d’eau aux ponts détruits. Chaque fois, cela représentait trois ou même quatre heures de perdues.
Un peu avant Mojaïsk, on passa devant un camp de prisonniers russes. Des hurlements affreux et une atroce odeur de choux pourris et de matières en décomposition s’en élevait. Horrifiée, Marianne ferma les yeux de toutes ses forces pour ne pas voir ces figures de démons barbus qui se collaient aux interstices des palissades, vomissant des insultes qu’elle ne comprenait pas mais que Barbe subissait en se signant continuellement.
A Mojaïsk même, où se trouvait la Grande Ambulance et où campaient les troupes westphaliennes du 38e corps commandé par le duc d’Abrantès, on prit un surcroît de blessés et d’amputés. Junot avait bien réussi à réunir quelques voitures, des chariots de paysans pour la plupart, mais elles furent insuffisantes et on se serra un peu plus dans les véhicules partis de Moscou. Le ciel était gris, les pensées aussi...