Une autre épreuve fut la traversée du village et du champ de bataille de Borodino. Et devant le spectacle qui s’offrit à la vue des voyageurs, Beyle lui-même, oubliant l’élégant scepticisme nuancé de cynisme qu’il aimait à afficher, demeura pétrifié, regardant seulement sans parvenir à articuler un seul mot, car tous les morts de la fameuse bataille, tous ces cadavres que nul n’avait pris soin d’enterrer étaient encore là. La plaine en était couverte et seule la gelée qui les recouvrait d’une mince pellicule blanche, en arrêtant un peu la décomposition, retenait tous ces corps au bord de la dissolution complète. Partout, on ne voyait que carcasses de chevaux, dépouilles à demi rongées par les chiens et les oiseaux de proie, gisant au milieu des débris de tambours, de casques, de cuirasses et d’armes, sous le cercle pesant et noir de corbeaux repus. Malgré le froid, l’odeur de ce charnier était atroce...
Mais tandis que Marianne, défaillante, balbutiait une prière et que Beyle, raide de dégoût, promenait machinalement sous son nez un paquet de tabac, les blessés du convoi, eux, semblèrent revivre à cette vue. Oubliant leurs maux, leurs querelle et leur mauvaise humeur, ils se montraient avec orgueil les lieux où ils s’étaient battus, rappelaient les beaux faits d’armes, les instants d’héroïsme et le parfum violent de la victoire. Les uns se désignaient la cabane qui avait servi de quartier général à Koutouzov, d’autres contemplaient la fameuse redoute qui, tel un temple aztèque, dominait le tragique paysage.
— Ils sont fous, murmura Marianne, incrédule. Ce n’est pas possible, ils sont fous !
Un grand éclat de rire lui répondit :
— Mais non, mon garçon, ils ne sont pas fou ! Mais qu’est-ce qu’un blanc-bec comme vous peut comprendre à des soldats ? Tous tant que nous sommes ici, nous avons peiné, souffert sur cette plaine ! Bien sûr, il y en a pas mal des nôtres parmi tous ces cadavres, mais il y a encore bien plus de Russes ! Ça a été un grand jour, une grande victoire qui a fait de Ney un prince !
L’homme qui parlait était l’un des deux occupants de la voiture précédente. C’était un grand gaillard superbement moustachu, portant avec désinvolture une capote d’officier général sur une manche vide. La Légion d’honneur saignait sur sa poitrine et, se perdant sous le hausse-col brodé, une longue cicatrice encore fraîche mordait sa joue. Il regardait Marianne comme s’il avait envie de la tailler en pièces. Beyle jugea bon de venir à son secours.
— Allons, mon général, fit-il en riant, ne malmenez pas mon petit secrétaire ! Il est italien, comprend mal le français et aussi il n’a que dix-sept ans !
— A cet âge-là, j’étais déjà sous-lieutenant ! Malgré sa figure de fille et ses grands yeux vides, ce garçon doit tout de même être capable de monter à cheval et de manier un sabre ! Rappelez-vous ce que disait ce pauvre Lassalle : « Un hussard qui n’est pas mort à trente ans est un jean-foutre ! »
— Peut-être ! Mais donner un sabre à ce garçon serait prendre une bien grande responsabilité. Il a la vue faible ! Mettez donc vos besicles, Fabrice ! ajouta-t-il en italien. Vous savez bien que sans elles vous n’y voyez goutte !
Furieuse et vexée tout à la fois, Marianne obéit sous l’œil visiblement méprisant de ce militaire arrogant que, tout de suite, elle prit en grippe. Elle dut même faire sur elle-même un sérieux effort pour ne pas lui faire connaître sa façon de penser concernant les adeptes de Mars ses pareils.
Pour eux, un champ de bataille, même couvert de morts, représentait sinon un paradis, du moins une sorte de lieu privilégié, le gigantesque terrain de jeu où ils s’étaient adonnés à ce sport exaltant qu’était la guerre. Peu importait qu’ils y eussent laissé quelques bribes de leur corps, ce qui comptait c’était le jeu lui-même avec son acharnement, sa griserie et son effrayante gloire. Et tant pis pour le prix payé !
Quand le convoi reprit sa marche et que le général se décida enfin à rejoindre sa voiture, Marianne arracha rageusement les fameuses besicles qui d’ailleurs lui faisaient mal au nez et s’en prit à son compagnon.
— Qui est cet imbécile sanguinaire ? Le savez-vous ?
— Mais oui. Le général baron Pierre Mourier, commandant la 9 e brigade de cavalerie du 3 e corps d’armée, autrement dit celui-là même de Ney. Blessé ici même... et j’ajoute que ce n’est pas un imbécile. Simplement, il réagit comme n’importe quel soldat chevronné en face d’un beau jeune homme, apparemment en parfait état de marche, disposant de ses quatre membres et confortablement assis dans une luxueuse calèche.
— Oh ! Cessez de persifler ! Ce n’est pas moi qui ai voulu m’habiller en garçon.
— Non, c’est moi. Sans cela vous n’auriez aucun droit à prendre place dans un convoi militaire.
— Et Barbe alors ?
— Elle fait partie de mes serviteurs. Je l’ai annoncée comme ma cuisinière ! Allons, Marianne, faites un peu preuve de bon cœur contre mauvaise fortune. Des incidents comme celui-là, vous pouvez en rencontrer d’autres. Ce sont les inconvénients de votre déguisement. Prenez patience ! Et si cela peut vous consoler, dites-vous que le général en pense tout autant de moi. Selon lui, un auditeur au Conseil d’Etat, surtout à mon âge, ne vaut pas cher. C’est une espèce d’embusqué ! Alors songez seulement à jouer convenablement votre rôle et tout ira bien !
Elle le fusilla du regard, mais il ne lui prêtait déjà plus qu’une attention distraite. Il venait de tirer de sa poche un petit livre élégamment relié en cuir havane et s’y plongeait avec un plaisir trop évident pour qu’il ne donnât pas à Marianne l’envie irrésistible de le troubler un tant soit peu.
— Que lisez-vous ? demanda-t-elle.
Sans lever les yeux, il répondit.
— Les lettres de Madame Du Deffand ! Elle était aveugle, mais c’était une femme d’esprit... parfaitement incapable de troubler la tranquillité d’autrui !
L’intention étant des plus claires, Marianne, indignée, préféra ne pas engager de polémique et se le tint pour dit. Se rejetant avec humeur dans son coin, elle s’efforça de dormir.
Le voyage, à raison de trois ou quatre lieues par jour, était d’une décourageante monotonie. Le froid apparut et se mit à mordre, si bien que Beyle et Marianne prirent l’habitude de faire chaque jour un bout de chemin à pied afin de se dégourdir les jambes et d’aider les chevaux. La route était large et assez belle, ondulant comme un serpent à travers d’épaisses forêts de sapins sombres et de bouleaux clairs. Ce n’étaient que côtes et descentes et, dans les premières, il fallait souvent pousser un peu les voitures lourdement chargées. En outre, on n’apercevait pas âme qui vive. Les villages, quand d’aventure on en rencontrait, étaient déserts, à moitié ou aux trois quarts détruits...
Le soir venu, on organisait des bivouacs autour de grands feux pour lesquels le bois ne manquait jamais et l’on dormait de son mieux, enroulés dans des couvertures qui, chaque matin, se muaient en carapaces craquantes de gel.
A chacune de ces haltes, Marianne s’efforçait de se tenir aussi à 1’écart que possible du général Mourier. Non qu’il fût franchement désagréable, mais il semblait prendre un malin plaisir à tourmenter le faux secrétaire en le bombardant de plaisanteries dans le goût militaire et d’une telle verdeur que, malgré son empire sur elle-même, la pauvre Marianne ne pouvait s’empêcher de rougir jusqu’aux oreilles, ce qui avait le don de mettre son tourmenteur en joie. En outre, Beyle devait déployer des ruses d’Indien pour permettre à sa jeune compagne de s’isoler de temps en temps ainsi que l’exigeait la nature. Enfin, il avait beau répéter sans arrêt que « Fabrice » ne comprenait pas très bien le français, Mourier ne s’en obstinait pas moins à tenter de lui inculquer les finesses de l’argot militaire, assurant que c’était un excellent moyen de faire des progrès. Ayant fait les campagnes d’Italie, il possédait d’ailleurs quelques rudiments d’italien et il s’en servait avec une habileté diabolique.