Elle s’était contentée de hausser les épaules et de déclarer :
— Il faut bien mourir un jour ! Alors comme ça ou autrement ! Vous verrez, moi aussi, je sais faire le coup de feu ! Et puis je croyais vous avoir dit que quand on est au service de quelqu’un on en partage toutes les fortunes !
Elle n’avait rien ajouté de plus. Calmement, elle s’était enroulée dans une couverture et elle était allée s’étendre sous un arbre. Depuis, elle dormait aussi tranquillement que si elle eût été persuadée d’avoir encore des années à vivre.
Vers la fin de la nuit, Marianne, exténuée, réussit elle aussi à dormir un moment. Ce fut Beyle qui l’éveilla en la secouant doucement.
— Venez ! fit-il, nous partons !... Il faut essayer de profiter de ce que le ciel nous envoie.
En effet, un épais brouillard enveloppait la forêt. On se mouvait au cœur d’une nuée humide et blanche qui faisait ressembler tous ces hommes à autant de fantômes, d’autant plus que la consigne était de faire le moins de bruit possible. Machinalement, Marianne fit ce qu’on lui demandait et prit sa place dans le convoi.
Les blessés furent replacés dans les voitures jugées indispensables pour les transporter. Les autres voitures furent abandonnées, ce qui laissait des chevaux libres pour la dernière fuite, si les choses tournaient trop mal. Les hommes valides encadrèrent le tout, armés jusqu’aux dents, et l’on se mit en marche : à travers le brouillard.
Un pistolet passé à sa ceinture, Marianne marchait derrière les talons de Beyle, suivie de Barbe. Elle priait de tout son cœur, persuadée que sa mort allait surgir d’un instant à l’autre...
Le silence de la forêt était accablant. Durant la nuit, on avait graissé les roues des voitures et enveloppé dans des chiffons les sabots des chevaux. C’était vraiment, dans ce brouillard épais, une théorie de spectres qui s’enfonçait dans une sorte d’infini. La brume était si dense que l’on ne voyait pas à trois pas devant soi. Après tout, comme disait Beyle, c’était peut-être, en effet, un don du ciel.
Mourier avait disparu. Il marchait maintenant en tête de la colonne, avec van Caulaert, guidant tout le monde d’après le tracé de la route. Les minutes coulaient, lentes, l’une après l’autre, et chacune faisait à Marianne l’impression d’une espèce de miracle. Les yeux rivés au dos de Beyle, elle se laissait guider, pensant intensément à tous ceux qu’elle ne reverrait sans doute plus... son petit garçon si beau... Corrado si noble et si généreux, si triste aussi... le bon Jolival... le petit Gracchus à la tignasse rousse... Adelaïde qui, à Paris, devait la croire morte depuis longtemps... L’idée de Paris la fit sourire. Au cœur de cette nature sauvage et dangereuse, étouffée de brouillard, il semblait impossible qu’il y eût quelque part un Paris... un Paris qu’elle avait tout à coup une terrible envie de revoir. Elle pensa aussi à Jason, mais chose étrange, ne s’y arrêta pas. Il avait choisi délibérément, semblait-il, de se séparer d’elle et Marianne ne voulait pas gâcher pour lui ses dernières pensées. Finalement, ce fut à Sebastiano qu’elle décida de les vouer et s’y accrocha désespérément, avec une tendresse, un amour qu’elle n’avait encore jamais éprouvés aussi violents. Sa vie inutile aurait au moins servi à cela : être transmise à ce bel enfant devenu l’unique continuateur d’une grande race.
De prières en pensées amères, elle ne vit pas passer le temps. Ce fut seulement au bout de quatre heures de marche et quand le brouillard tout à coup se déchira en même temps que la forêt qu’elle comprit que le danger était passé. Le convoi était maintenant dans une plaine déserte, peuplée de quelques bouquets d’arbres... Ce fut comme une délivrance ! Un énorme cri de joie jaillit de toutes les poitrines. Beyle se retourna. Marianne vit qu’il était pâle comme un linge et que ses maxillaires tremblaient, mais il souriait.
— Je crois, fit-il seulement, que ce n’est pas pour cette fois...
Elle lui rendit son sourire.
— C’est un miracle ! C’est à n’y pas croire !...
— Peut-être ! Espérons que nous aurons encore quelques miracles avant Smolensk. Pour cette fois, les ennemis ont dû nous juger indignes de leur colère.
En effet, on ne les revit pas. Durant deux jours, on marcha sans rien apercevoir, mais une autre difficulté se présentait : le manque de ravitaillement. Celui que l’on avait emporté en quittant Moscou valait pour dix jours de voyage seulement, car personne n’avait imaginé que le parcours dût être si long. En outre, le temps devenait affreux. La neige s’était mise à tomber, drue, incessante, rendant la marche plus difficile. On dut abattre des chevaux, tant parce que l’on ne pouvait plus les nourrir que pour permettre aux hommes de manger. Chaque soir, on avait un peu plus de peine à trouver de quoi s’abriter et, chaque matin, quand on levait le camp, on s’apercevait qu’il manquait des hommes : ceux qui avaient espéré trouver quelque chose de comestible dans ces champs abandonnés avant la récolte ou dans les ruines des villages que l’on apercevait.
Un soir, quelques Cosaques apparurent. Poussant leur cri de guerre, ils fondirent comme des météores sur l’arrière-garde, la lance en arrêt, transpercèrent quelques hommes et disparurent aussi vite qu’ils étaient venus. Il fallut enterrer les morts et la peur lentement revint s’insinuer dans ce convoi dont les forces s’amenuisaient.
Marianne avait refusé, malgré les instances de Mourier, apitoyé par ses joues qui se creusaient, de prendre place dans l’une des voitures réservées aux blessés. Encadrée par Barbe qui semblait mue par une sorte de mécanique et par Beyle, elle marchait, marchait, les pieds meurtris, serrant les dents et s’efforçant de ne pas entendre les gémissements et les plaintes des plus durement atteints. Et toujours le ciel bas, le ciel gris jaune où parfois, comme un présage de malheur, apparaissait le vol noir des corbeaux...
Beyle faisait de son mieux pour remonter son moral et celui des hommes. Il répétait que Smolensk n’était plus bien loin, qu’on y trouverait tout ce dont on pourrait avoir besoin, que l’on y serait à l’abri. Les blessés seraient soignés, nourris. Il suffisait d’un peu de courage encore.
— J’arriverai peut-être à Smolensk, lui dit Marianne un soir où ils avaient réussi à s’abriter dans une immense grange encore debout... mais je ne reverrai jamais Paris ! C’est impossible ! C’est trop loin. Il y a la neige, le froid... ce pays immense ! Je ne pourrai jamais.
— Eh bien ! vous passerez l’hiver avec moi, à Smolensk, l’Empereur sera à Kalouga, vous n’aurez rien à craindre. Au printemps, dès que ce sera possible, vous reprendrez votre route...
Lasse et déprimée par une étape qui avait été pénible et au cours de laquelle on avait essuyé une nouvelle attaque des cosaques, elle haussa les épaules.
— Qui vous dit que l’Empereur restera à Kalouga ? Vous savez aussi bien que moi qu’il désire surtout se rapprocher de la Pologne. S’il hiverne en Russie, ce sera à Smolensk ou à Vitebsk ! Kalouga est presque aussi éloignée du Niemen que Moscou même. Tôt ou tard, nous le verrons arriver. Il faut donc que je continue et le plus tôt sera le mieux si je veux éviter les grands froids.
— Eh bien ! vous continuerez ! Après tout, ce convoi, lui aussi, va vers la Pologne. Qui vous empêche d’y rester ? Je vous confierai à Mourier.
— Et sous quel prétexte ? Tous ici me considèrent comme votre secrétaire, sauf Mourier qui me prend pour votre maîtresse ! Personne ne comprendrait que nous nous séparions.
— Vous pouvez être malade, ne plus supporter le climat, craindre la neige, que sais-je ? Ce brave général est déjà amoureux de vous, j’en jurerais. Il sera ravi d’être débarrassé de moi...