— C’est justement ce que je ne veux pas, fit-elle sèchement sans s’expliquer davantage.
Le changement d’attitude de Mourier à son égard ne lui avait pas échappé et lui déplaisait, car elle n’avait pour lui aucune sympathie. Depuis le départ, il n’avait fait que l’ennuyer, mais elle en était venue à regretter ses grasses plaisanteries et son attitude de soudard, car maintenant, il ne manquait aucune occasion de s’approcher d’elle, surtout quand elle s’écartait un peu. Consciemment ou non, il avait pris envers le faux secrétaire des manières qui frisaient dangereusement la galanterie, caressant furtivement ses mains quand elles passaient à sa portée ou cherchant à étreindre sa taille quand une alerte les obligeait à se rapprocher. Les gaudrioles de corps de garde avaient du moins l’avantage de mettre en joie les soldats et les blessés et d’écarter leurs soupçons. Maintenant, quand ils étaient ensemble, des regards les suivaient, insistaient : les hommes, de toute évidence, se posaient des questions...
Plusieurs fois, déjà, elle l’avait mis en garde discrètement. Il s’excusait, promettait de se surveiller, mais presque aussitôt son regard reprenait cette expression avide, pour le moins étrange aux yeux d’observateurs attentifs. Non ! Continuer le voyage dans de telles conditions, surtout sans Beyle, n’était pas possible ! Et Marianne se disait qu’elle préférait cent fois poursuivre la route à pied et seule plutôt qu’avoir à se défendre continuellement contre des assiduités auxquelles tôt ou tard il lui faudrait céder.
Ce soir-là, Barbe, qui avait suivi sans rien dire sa conversation avec Beyle, s’approcha d’elle quand elle la vit se détourner pour s’approcher du feu.
— Ne vous inquiétez pas, murmura-t-elle. Je trouverai autre chose ! Moi non plus, je n’ai pas envie de continuer dans ces conditions.
— Pourquoi, Barbe ? Vous avez des ennuis ?
La Polonaise haussa ses larges épaules sous l’amoncellement de ses châles.
— Je suis la seule femme du convoi, grogna-t-elle. Et je refuse absolument de reprendre mon ancien métier.
— Que me conseillez-vous, alors ?
— Rien pour le moment. Il faut d’abord atteindre Smolensk. Là, on verra !...
Atteindre Smolensk ! C’était devenu comme une rengaine insupportable. Jamais personne n’aurait imaginé que cette ville fût si loin. On aurait dit qu’elle reculait à mesure que l’on avançait, comme dans les mauvais rêves. Certains prétendaient même que l’on avait dû se tromper de route et que l’on n’y arriverait jamais. Aussi fut-ce avec une surprise mêlée d’incrédulité qu’au soir du 2 novembre on accueillit la nouvelle, volant comme un oiseau depuis la tête du convoi.
— Nous arrivons ! Voilà Smolensk !
Tous les soldats y étaient déjà passés et la reconnaissaient avec joie, Beyle le tout premier.
— En effet ! soupira-t-il avec soulagement, voilà Smolensk ! Ce n’est pas trop tôt.
On était parvenu au bord d’une profonde vallée où coulait le Borysthène couleur de mercure et la ville se dressait devant eux. Serrée dans un corset de hautes murailles, elle semblait sommeiller sur la rive droite du fleuve, au milieu d’un paysage de ravins couverts d’arbres, sapins, pins et bouleaux, dont la neige fraîchement tombée augmentait l’effet. Cette énorme enceinte fortifiée, avec ses trente-huit tours, ses grands murs lisses qui depuis trois siècles défiaient le temps et les hommes, aurait offert une image à la fois archaïque et belle si les traces de la guerre n’y étaient si fraîches et si visibles : arbres brûlés, fauchés par le tir des canons, maisons écroulées ou incendiées que l’on n’avait pas encore eu le temps de relever, pont hâtivement refait en rondins. Il ne restait presque rien des faubourgs.
Par-dessus les murailles on apercevait les bulbes des églises, les fumées des cheminées évoquant le repas du soir, les pièces bien chauffées... Une cloche se mit à sonner puis il y eut l’appel d’un clairon, celui d’une trompette, le roulement d’un tambour, tout ce qui dénonçait la vie des troupes derrière ces murs d’un autre âge qui avaient l’air de garder un secret.
La ville offrait à ce point l’image réconfortante d’un refuge qu’une immense clameur de joie monta, au même instant, de toutes les poitrines capables de crier. Enfin, on allait se reposer, manger, se chauffer, dormir à l’abri d’un toit. C’était à n’y pas croire !...
Beyle, pour sa part, haussa les épaules et bougonna.
— Ne dirait-on pas les croisés arrivant à Jérusalem ? On ne se rend pas compte d’ici, parce que les murailles sont trop hautes, mais il n’y a plus que la moitié de la ville, à l’intérieur ! Néanmoins, j’espère qu’on pourra nous loger tous... et que je vais trouver ici le résultat de tout cet épuisant courrier que j’ai expédié de Moscou.
Il s’efforçait de paraître détaché, mais ses yeux sombres brillaient de joie, et Marianne sentit qu’il était aussi content que le commun des mortels, malgré ses grands airs sceptiques.
La distance qui restait à couvrir jusqu’aux portes de la ville fut franchie en un temps record malgré la neige et les difficultés que rencontraient les chevaux (on avait négligé de les ferrer à glace) pour se mouvoir aux pentes du ravin. D’ailleurs, le convoi avait été aperçu par les guetteurs et des soldats accouraient avec des cris de bienvenue pour aider les voitures à entrer dans la ville.
En franchissant la haute porte, timbrée des armes de la ville (un canon portant l’oiseau fantastique Gamaïoune, symbole de puissance), Marianne, malgré sa fatigue, ne put s’empêcher de sourire à son compagnon.
— Pensez de moi ce que vous voulez, mais je suis comme eux tous : bien contente d’arriver. J’espère que vous allez m’offrir un repas qui comprendra autre chose que des pommes de terre crues et gelées...
Elle n’était pas seule à rêver de nourriture. Autour d’eux, les soldats ne parlaient que du bon souper qu’ils allaient faire et l’on entrait dans Smolensk avec autant de joie que si l’on allait à la fête. Mais ce bel enthousiasme tomba un peu quand, l’enceinte franchie, on s’aperçut des dégâts qu’elle masquait. La neige recouvrait miséricordieusement les ruines. Elle ne remplissait pas les vides cependant tragiques des rues où s’allumaient des quinquets derrière les morceaux de papier huilé remplaçant les carreaux des fenêtres.
De chaque côté de la rue où s’engageait le convoi, des gens sortaient des maisons encore debout et, silencieusement, se massaient pour regarder passer les nouveaux venus. Ils se ressemblaient tous, paquets de vêtements et de châles où l’on voyait briller des regards haineux et d’où sortait un murmure qui n’avait rien d’amical. La joie de Marianne tomba d’un seul coup : plus encore qu’à Moscou elle avait le sentiment d’entrer en territoire ennemi.
Mourier, qui s’était arrêté près de la porte pour causer avec un capitaine de carabiniers, les rejoignit. Il était visiblement soucieux.
— On dirait qu’avec nos trois cents hommes, nous sommes les bienvenus ! Je pensais que nous allions trouver ici tout le 9e corps du maréchal Victor, mais il n’en reste que des bribes. Le maréchal est parti avec le gros de ses troupes vers Polotsk où, à ce que l’on dit, Gouvion-Saint-Cyr serait en difficulté. Même le gouverneur a disparu...
— Qui est-ce ? demanda Beyle.
— Le général Baraguey d’Illiers qui devrait être ici avec la division illyrienne qui a dû quitter Dantzig le 1er août. Il est allé prendre position sur la route d’Yelnia, laissant Smolensk au général Charpentier, chef d’Etat Major du 4e Corps et jusque-là gouverneur de Vitebsk. Je me demande ce que nous allons trouver ici, avec une garnison aussi mince et un tel chassé-croisé d’autorité.