— Ne soyez pas stupide, Beaufort, s’écria-t-il, et ne recommencez pas à vous conduire d’une façon que vous regretterez ensuite amèrement ! Aucun de nous n’a oublié que vous n’avez pas eu tellement à vous louer du traitement que vous a infligé l’Empereur, mais vous vous obstinez à oublier que Napoléon n’est pas un simple particulier, que ni vous ni nous-mêmes ne pouvons traiter avec lui de puissance à puissance et d’égal à égal.
— J’aurais été surpris que vous ne donniez pas raison à Marianne, persifla l’Américain.
— Je n’ai aucun motif pour lui donner tort, bien au contraire et, si vous le permettez, cette dispute me paraît totalement sans objet : vous voulez gagner Saint-Pétersbourg et notre route, que cela vous convienne ou non, nous mènera presque inévitablement à rencontrer la Grande Armée. A ce moment, Marianne n’aura pas le droit, car ce serait trahir, de ne pas délivrer l’information qu’elle détient. D’ailleurs, afin de vous mettre l’esprit au repos, je vous dirai, si cela peut vous satisfaire, qu’elle ne verra pas Napoléon : c’est moi qui irai vers lui quand nous serons assez proches. Je vous quitterai et nous nous retrouverons plus tard. Si vous acceptez de m’attendre, peut-être serai-je assez heureux pour vous rapporter un ordre de réquisition de navire, auquel cas il n’y aura plus de problème. Etes-vous satisfait ainsi ?
Jason ne répondit pas. Les bras croisés, l’œil sombre, il regardait couler, à ses pieds, l’ample flot du Borysthène[4] qui roulait, majestueux et bleu vers le sud. Les voyageurs en descendant de leur véhicule, avaient fait quelques pas le long du fleuve à travers les maisons de bois peint, fraîchement reconstruites de la ville basse, le quartier marchand de Podil, qu’un incendie accidentel avait détruit entièrement, entrepôts et église compris, l’année précédente. Au-dessus d’eux, sur une sorte de falaise dominant le port, étroite bande de terre entre elle et le fleuve, la ville haute, enfermée dans ses murailles médiévales, dressait ses coupoles bleues et or, ses riches couvents, ses palais à l’ancienne mode en bois peint de couleurs violentes.
Devant l’auberge en rondins qui servait de relais de poste, le cocher dételait les chevaux.
Le silence de Jason se prolongeant, ce fut Craig O’Flaherty qui, impatienté sans doute, se chargea de la réponse. Assenant sur le dos de son capitaine une bourrade amicale, capable de le jeter dans le fleuve, il offrit à Jolival un sourire aussi jovial qu’approbateur :
— S’il n’est pas satisfait, il sera difficile. Vous parlez comme un livre, vicomte. Et vous avez le génie des solutions agréables pour tout le monde. Maintenant, si vous m’en croyez, nous allons gagner cette cage à poules qui se pare du nom d’auberge et voir s’il est possible d’y trouver quelque chose à manger. Je suis capable de dévorer un cheval.
Jason suivit ses compagnons sans rien dire, mais Marianne eut l’impression qu’il n’était pas convaincu. Elle en eut même la certitude quand, après le repas, le meilleur sans doute qu’ils eussent pris depuis leur départ et qui se composait, après un bortsch aux légumes, d’une longue et épaisse kolbassa[5] et de vareniki[6] bien sucrés et légers, le corsaire, en se levant de table, déclara d’un ton sec qu’il fallait se hâter de se coucher car l’on quitterait la ville à 4 heures du matin. C’était déclarer hautement son intention formelle d’essayer par tous les moyens de gagner la Grande Armée de vitesse et personne ne s’y trompa...
Marianne moins encore que les autres car, ce soir-là, elle attendit en vain son amant sous l’inévitable icône qui représentait, cette fois, le non moins inévitable saint Wladimir. La porte de l’étroite chambrette, où s’attardaient des odeurs de suif et de choux, ne s’ouvrit pas sous la main de Jason.
Lasse de se retourner sur son matelas, comme saint Laurent sur son gril, la jeune femme finit par se lever, mais hésita sur ce qu’elle allait faire. Il le détestait l’idée de laisser s’installer, entre eux deux, un nouveau malentendu. Cette querelle était stupide, comme beaucoup de querelles d’amoureux où chacun des protagonistes semble surtout soucieux de cultiver plus que l’autre l’égoïsme et la mauvaise foi. Mais, avec le caractère obstiné de Jason, dont l’entêtement pouvait aller jusqu’à l’aveuglement au point de friser la stupidité, cela risquait de durer longtemps. Et cette idée-là non plus Marianne ne pouvait la supporter. Le voyage était déjà bien assez pénible.
Elle tourna un instant dans sa chambre, entre la porte basse et la petite fenêtre, ouverte aussi largement que possible, à cause de la chaleur demeurée accablante malgré la chute du jour. L’envie de rejoindre Jason la dévorait. Après tout, c’était sa proposition de piquer droit sur Smolensk qui avait déchaîné la bagarre et il était peut-être normal que ce fût elle qui fît le premier pas sur le chemin de la réconciliation. Mais il lui fallait, pour cela, faire taire son orgueil qui renâclait devant l’image d’une Marianne s’en allant humblement chercher son amant dans la chambre qu’il devait partager avec Jolival (ce qui, à tout prendre, n’était pas bien grave) ou avec Craig (ce qui était plus gênant) et le tirant de son lit pour l’emmener dans le sien à la manière d’une chatte amoureuse qui s’en va récupérer son matou.
Aux prises avec elle-même, Marianne s’attarda devant la fenêtre où s’encadraient le fleuve et sa rive orientale, plate et basse. Sous la lune, le Borysthène roulait comme un flot de mercure et les roseaux de la berge s’y dessinaient en noir profond comme si quelque délicat pinceau chinois les eût tracés à l’encre de Chine. De grosses barges marchandes y dormaient côte à côte dans l’attente des lents voyages à venir, rêvant peut-être des mers lointaines et fabuleuses qu’elles n’atteindraient jamais, comme Marianne elle-même rêvait de cette Amérique qui, à cette heure, lui semblait s’éloigner de plus en plus dans les brumes de l’impossible.
Elle allait-se résoudre à descendre jusqu’à l’eau pour y chercher un peu de fraîcheur et apaiser la fièvre qui la brûlait et elle commençait de s’habiller sans quitter des yeux le fleuve, quand elle vit tout à coup passer celui qui l’occupait si fort.
Les mains nouées au dos, dans l’attitude familière qu’il avait toujours sur le pont de son navire, Jason descendait lentement vers l’eau brillante. Et Marianne, apaisée soudain, sourit, heureuse de constater qu’il ne pouvait, lui non plus, trouver le sommeil. Elle se sentit pleine de tendresse en pensant qu’il livrait, lui aussi, à son orgueil, un combat identique à celui qu’elle soutenait elle-même. Jason avait toujours éprouvé les plus grandes difficultés à se tirer de ce genre de situation. Marianne n’aurait aucune peine, en faisant preuve d’un peu d’humilité, à le ramener.
Elle allait s’élancer hors de sa chambre quand, soudain, elle aperçut Shankala...
Visiblement, la tzigane suivait Jason. Sans faire plus de bruit qu’un chat, sur ses pieds nus, elle bondissait, légère comme un esprit nocturne sur la trace de l’homme qui l’attirait et qui ne se doutait pas de sa présence.
Dans l’ombre de sa chambre, Marianne sentit s’empourprer ses joues sous la poussée d’une brusque colère. Elle en avait plus qu’assez de cette femme. Sa présence, muette cependant, car elle n’avait pas encore échangé avec elle une seule parole, lui pesait comme un cauchemar. Durant les longues étapes, dans la cohabitation forcément étroite de la kibitka, les yeux noirs de la tzigane ne connaissaient que deux points d’intérêt : le ruban blanc du chemin qu’elle fouillait inlassablement, pendant des heures, comme si elle cherchait à y découvrir quelque chose et Jason vers lequel parfois elle se tournait, un sourire au fond des yeux. L’expression qu’elle avait alors, tout en humectant ses lèvres rouges d’une langue pointue, donnait à Marianne envie de la battre...