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— En avant !...

Alors, ce fut magnifique. Cette poignée de cavaliers déferla en une charge furieuse sur les cosaques avec l’impétuosité d’une tornade, les enfoncèrent, les renversèrent les uns sur les autres, dégageant leurs camarades et semant la mort dans l’éclat meurtrier des sabres qui tournoyaient comme des faux dans un champ de blé.

Ce fut bref aussi. En quelques minutes, les Russes survivants avaient tourné bride et repris, au galop, le chemin de la forêt, poursuivis par le général tout seul. On l’entendit rire dans la bourrasque.

Soudain, Marianne aperçut Barbe et faillit chanter de joie. La Polonaise sortait de derrière un sapin et courait vers la voiture. Marianne se releva, voulut courir vers elle, mais ses membres transis lui refusèrent tout service. Elle tomba lourdement sur le sol en criant de toutes ses forces :

— Barbe ! Barbe ! Je suis là ! Barbe ! Venez !...

L’autre entendit. En un instant elle fut sur elle, la saisit dans ses bras, riant et pleurant à la fois, invoquant tous les saints du calendrier polonais, en jurant à chacun d’eux qu’elle lui brûlerait une forêt de cierges à la première occasion.

— Barbe ! gémit Marianne. J’ai si froid que je ne peux plus marcher !

— Qu’à cela ne tienne !

Et aussi facilement qu’elle eût fait d’un enfant. Barbe enleva Marianne dans ses bras et l’emporta grelottante jusqu’à la voiture. Elle vit alors qu’un homme l’y avait précédée et reconnut le général qui saisissait déjà le cheval par la bride.

— Désolé, ma bonne femme, mais j’ai deux blessés !

Au son de cette voix, Marianne, qui avait fermé les yeux comme si elle cherchait à conserver le peu de chaleur qui restait à l’intérieur de son corps, les ouvrit pour constater avec stupeur que le centaure de tout à l’heure n’était autre que Fournier-Sarlovèze, l’amant chéri de Fortunée Hamelin, l’homme qui l’avait arrachée des griffes de Tchernytchev et s’était battu pour elle[16] dans le jardin de la rue de Lille.

— François ! murmura-t-elle, retrouvant son prénom aussi naturellement que s’ils eussent été élevés ensemble.

Il se retourna, la considéra avec stupeur, se frotta les yeux puis vint la regarder de plus près.

— J’ai encore dû trop boire de leur saleté de vodka !

— Vous n’avez pas de visions, mon ami, c’est bien moi, Marianne. Vous venez encore une fois de me sauver sans le savoir.

Il resta un instant sans voix puis, brusquement, explosa.

— Mais, bon Dieu, qu’est-ce que vous foutez ici ?... Et trempée par-dessus le marché !

— Les cosaques m’ont jetée dans la rivière... Ce serait trop long à vous expliquer !... Oh, j’ai froid ! Mon Dieu que j’ai froid...

— Jetée dans la rivière ! Bon Dieu ! J’en tuerai cent de plus pour ça ! Attendez un instant... et vous, la femme, ôtez-lui cette robe trempée.

Il courut à son cheval, y prit un grand manteau roulé au troussequin de sa selle et revint, toujours à la même allure de tempête, en envelopper la jeune femme qui n’avait plus sur elle qu’un jupon mouillé. Elle voulut l’en empêcher.

— Et vous ? Vous en aurez besoin.

— Ne vous occupez pas de moi ! Je trouverai bien quelque part la défroque d’un cosaque ! Vous avez dit que cette charrette est à vous ? Où est-ce que vous allez comme ça ?

— J’essaie de rentrer chez moi... François, par pitié, si vous voyez l’Empereur prochainement, ne lui dites pas que vous m’avez rencontrée. Nous sommes on ne peut plus mal ensemble.

Il eut un grand rire amer.

— Pourquoi voulez-vous que je lui dise quoi que ce soit ? Vous savez bien qu’il me hait... presque autant que je le hais ! Et cette équipée sauvage n’est pas faite pour nous raccommoder ! Il aura détruit la plus belle armée du monde ! Mais, au fait... qu’est-ce qui s’est passé entre vous pour que vous soyez si mal ?

— J’ai fait évader un ami qui l’avait offensé. Je suis recherchée, François. N’étiez-vous pas à Smolensk dernièrement, ou à Orcha, ou dans une autre ville de la route vers la France ? Partout mon signalement est donné...

— Je ne lis jamais leurs sacrés papiers ! Ça ne m’intéresse pas !

Brusquement, il la saisit dans ses bras, l’enleva de terre et la porta dans la charrette où il la déposa en prenant soin d’envelopper ses pieds bleus de froid dans le manteau. Puis, le visage soudain grave, il la regarda profondément sans rien dire, se pencha et, longuement colla ses lèvres à la bouche glacée de la jeune femme en la serrant de nouveau contre lui avec une sorte de rage passionnée.

— Il y a des années que j’ai envie de faire ça ! gronda-t-il. Exactement depuis la nuit du mariage de Napoléon ! Allez-vous encore me gifler ?

Elle fit signe que non, trop émue pour parler. Ce baiser brûlant, c’était exactement ce dont elle avait besoin pour retrouver le goût âpre de la vie, pour se sentir encore elle-même. Elle avait envie de s’accrocher, un moment, à cette force virile, à cette passion d’exister qui habitait l’impénitent duelliste... Elle le lui dit.

— Où allez-vous ? J’ai envie de vous suivre.

Il secoua la tête tandis qu’une grimace sardonique déformait son beau visage.

— Me suivre ? Je croyais que vous aviez envie de sortir de cet enfer ? Celui que je pourrais vous offrir serait pire, car nous ignorons ce qui nous attend. Les deux tiers de nos corps d’armées sont détruits et les cosaques sont partout. Or, au lieu de nous avancer vers la Pologne, il nous faut revenir avec ce qui reste des troupes pour rejoindre Napoléon ! Alors vous, fichez le camp ! Et le plus vite que vous pourrez tandis qu’il en est temps encore ! Regardez cette rivière, ce pont ! Il vous faut les franchir immédiatement car, dès que nous aurons tourné les talons, je jurerais que d’autres cosaques viendront pour détruire la passerelle... et je ne peux pas les en empêcher parce que je n’ai pas assez d’hommes.

— Mais, si l’Empereur revient vers la Pologne, comment ferez-vous ? Les ponts de Borissov sont déjà détruits.

Il eut un geste où la lassitude se mêlait à la colère.

— Je sais. On verra bien... Allez, maintenant, filez ! On se reverra à Paris... si Dieu le veut !

— Et si j’ai encore le droit d’y vivre. Mais vos blessés ?

— On va les hisser sur leurs chevaux, l’ambulance n’est pas si loin ! Adieu, Marianne ! Si vous revoyez Fortunée avant moi, dites-lui qu’elle ne se cherche pas encore un consolateur, car je reviendrai, vous entendez, je reviendrai. La Russie n’aura pas ma peau !...

Cherchait-il à se rassurer ? Non, après tout. Il émettait là une certitude. Ce n’était même pas une fanfaronnade : ne resterait-il qu’un seul homme de toute la Grande Armée que cet homme serait Fournier ! Et, tout compte fait, c’était bon à entendre... Marianne sourit. Ce fut elle qui attira le général à elle pour l’embrasser... fraternellement.

— Je le lui dirai ! Au revoir, François...

Après avoir entassé sur Marianne tout ce dont elle pouvait disposer en fait de couvertures et de vêtements, Barbe, regrimpée sur son siège, avait repris les guides et claquait des lèvres. La voiture s’ébranla, se dirigea péniblement vers le pont. Le vent avait ramené la neige et elle tombait dru. Debout au bord du chemin, Fournier la regarda cahoter sur le grossier revêtement de terre battue qui garnissait les rondins. Les mains en porte-voix, il cria dans la bourrasque :