— Prenez garde ! Au-delà du pont la route traverse un marais dangereux et le vent souffle ! Ne déviez pas !... Et tâchez d’éviter Smorgoni ! On s’y battait hier.
D’un geste de son fouet. Barbe fit signe qu’elle avait compris et la kibitka s’éloigna dans la tourmente blanche pour rejoindre la route de Wilna longue d’une cinquantaine de lieues. Quand elle ne fut plus visible, Fournier-Sarlovèze haussa furieusement les épaules, essuya à sa manche quelque chose qui coulait le long de sa joue puis, rejoignant son cheval, sauta en selle en voltige et reprit la tête de son détachement. Le dernier pont de la Bérésina demeura solitaire, perdu dans la tempête qui se levait avec la seule compagnie des morts. Le lendemain, il sautait...
Le chemin de Wilna, sous la neige, fut pour les deux femmes un véritable calvaire. Dès le lendemain, de son bain forcé dans la Bérésina, Marianne toussait à s’arracher les entrailles et tremblait de fièvre. Elle n’avait plus aucun besoin de jouer les malades : couchée au fond de la voiture, emballée dans des couvertures et le grand manteau de Fournier, elle subissait douloureusement les cahots de la route, sans se plaindre pour ne pas ajouter aux difficultés de Barbe.
Celle-ci faisait preuve d’un courage et d’une endurance incroyables, dormant à peu près trois heures par nuit et veillant continuellement à tout.
Quand la voiture s’arrêtait, chaque soir, elle allumait du feu, confectionnait à la malade des soupes de farine, de riz et du peu de légumes que l’on avait encore, faisait des grogs bouillants avec de la neige fondue et chauffait de grosses pierres qu’elle glissait, la nuit, contre Marianne pour qu’elle ne reprît pas froid. Elle s’occupait aussi du cheval, l’étrillait à chaque arrêt, le nourrissait et même lui jetait une couverture sur le dos en prenant soin de l’abriter du vent. Le jour elle demeurait assise sur son banc, l’œil rivé à la route jalonnée tant bien que mal en dehors des passages à travers bois. Elle avait même fait le coup de feu contre une bande de loups avec une maîtrise qui dénotait une longue habitude. Une seule idée, mais fixe, l’habitait : arriver à Wilna où l’on devait faire étape chez un apothicaire juif doublé d’un médecin...
Ce fut seulement une semaine après l’aventure de Studianka que, au cœur d’une chaîne de coteaux, on aperçut enfin Wilna. Serrée dans les bras de deux rivières aux eaux tumultueuses, la Wilia et la Wilenka, la ville était bâtie autour d’une majestueuse colline, jadis tombeau des premiers princes lituaniens, que couronnait une citadelle de briques rouges. Au sommet, l’aigle impériale française s’érigeait dans le vent sur champ tricolore auprès de la marque personnelle du duc de Bassano, gouverneur de la ville pour Napoléon. Là, il n’y avait plus rien à craindre des Cosaques. La ville était intacte, bien ravitaillée et bien défendue.
En temps normal, la capitale de la Lituanie, étalée au cœur d’un paysage tourmenté, avec ses murs blancs, ses toits rouges, ses dômes, ses palais dans le style baroque italien et ses magnifiques églises, offrait un spectacle gai et coloré, mais la neige habillait toutes choses et neutralisait les couleurs. Cependant, à l’aspect de cette belle cité, Barbe poussa un grand soupir de soulagement.
— Enfin nous y voilà ! On va pouvoir vous soigner convenablement. Reste maintenant à trouver la maison de Moïse Chakhna... Et nous y resterons le temps de vous guérir.
— Non ! protesta Marianne en essayant de se soulever péniblement. Je ne veux rester... que deux ou trois jours... le temps de vous reposer, Barbe. Ensuite nous continuerons !
— Mais c’est de la folie ! Vous êtes malade... très malade peut-être ! Voulez-vous donc mourir ?
— Je ne... mourrai pas ! Il faut que nous continuions. Je veux... atteindre Dantzig le plus vite possible, vous entendez... le plus vite possible.
Une violente quinte de toux la secoua et elle retomba en arrière, baignée de sueur... Barbe comprit qu’il valait mieux ne pas insister. Elle haussa les épaules et se mit en quête de leur hôte local.
La maison de Moïse Chakhna se trouvait non loin des bords de la Wilia, dans le faubourg d’Antokol et près d’un petit palais italien à demi ruiné qui avait appartenu à la puissante famille Radziwill. C’était une maison assez belle, contrairement à celles que l’on avait connues jusque-là. A Wilna, la communauté juive était riche et puissante. La majorité occupait le quartier central de la ville, fouillis tortueux de ruelles noirâtres délimité par la rue Grande, la rue Allemande et celle des Dominicains, mais quelques-uns des chefs habitaient dans les faubourgs des demeures dignes de leur savoir ou même de leur richesse.
Marianne et Barbe y reçurent une hospitalité digne des temps bibliques. De même qu’à leurs autres haltes, on ne leur posa pas la moindre question, bien qu’il fût évident pour tous qu’elles n’appartenaient pas au peuple d’Israël, mais les lettres de Salomon étaient, décidément, de puissants sésames. Moïse Chakhna et sa femme Esther dispensèrent à la malade les soins que nécessitait son état, mais quand la jeune femme manifesta son désir de repartir au bout de quarante-huit heures, le médecin apothicaire fronça les sourcils.
— Vous en serez incapable. Madame ! Vous êtes atteinte d’une forte bronchite. Il vous faut garder le lit et, surtout, éviter à tout prix de reprendre froid car vous y risqueriez votre vie.
Elle s’obstinait pourtant, avec l’entêtement des malades. S’y joignait la crainte que lui inspiraient maintenant ces pays démesurés, cette nature hostile, ces neiges infinies, ces ciels sans soleil et sans espoir. Elle voulait en sortir et en sortir au plus vite. C’était une idée fixe implantée dans sa tête comme la flèche barbelée d’un archer diabolique. L’arracher, c’était peut-être conduire la jeune femme aux portes de la folie.
Elle aspirait à retrouver la mer, même dans un port aussi septentrional que Dantzig...
La mer, c’était son amie. Une amie qui l’avait toujours épargnée, bien qu’elle eût, plusieurs fois, mis sa vie en danger. Elle avait bercé la plus grande partie de son enfance sur les côtes anglaises, et surtout, elle avait, depuis des années, porté ses rêves, ses espoirs et son amour. Du fond de sa maladie, Marianne se persuadait que tout s’arrangerait comme par miracle, sa santé et ses souffrances, dès qu’elle aborderait un port.
Barbe, soucieuse, n’en comprit pas moins le désir impérieux de fuite qui habitait la malade.
— Faites tout ce que vous pourrez pour elle, dit-elle à Moïse. Pour ma part, j’essaierai, en me déclarant très lasse, de la faire rester deux ou trois jours de plus. Mais je n’espère guère en obtenir davantage...
En effet, au bout de cinq jours, la fièvre ayant presque complètement cédé, Marianne refusait de s’attarder davantage.
— Il faut que j’aille à Dantzig, répétait-elle. Je sais que j’aurai assez de forces pour cela ! Mais il faut que j’y aille vite... le plus vite possible. Quelque chose m’attend.
Au prix de sa vie, elle eût été incapable d’expliquer cette certitude que Barbe, d’ailleurs, attribuait à la maladie, mais dans les torpeurs de la fièvre et les songes vagues qui les accompagnaient, Marianne peu à peu s’était persuadée que son des tin l’attendait là, dans ce port où elle avait tant désiré se rendre avec Jason. Et, après tout, ce destin revêtirait peut-être la forme d’un bateau...
Barbe qui, peu douée pour la comédie, s’efforçait vainement de jouer les femmes exténuées, reçut le premier ordre que lui eût jamais donné sa maîtresse : celui de faire préparer la voiture pour le lendemain et, comme la Polonaise s’efforçait de discuter, elle s’entendit dire que Kovno, la prochaine étape et la fin du voyage de la kibitka, n’était plus qu’à une vingtaine de lieues. Marianne avait hâte aussi de remettre au cousin de Salomon le dépôt précieux dont on l’avait chargée et qui maintenant lui pesait car, affaibli par le mal, son esprit voyait, superstitieusement, dans ces joyaux pris à une église, l’une des causes, sinon la cause de ses douleurs. D’ailleurs il s’en était fallu de peu que les perles de Smolensk finissent leur carrière dans la Bérésina, avec elle...