Cette mise en demeure désola Barbe, d’autant plus que Marianne émailla son discours de plusieurs quintes de toux de mauvais augure. En dernier recours, elle pensa que, peut-être, la voix du médecin serait plus convaincante que la sienne. Mais, à sa grande surprise, quand elle alla trouver Moïse, elle le trouva beaucoup moins désireux de voir les deux femmes poursuivre leur séjour dans sa maison... à moins qu’elles n’acceptassent de demeurer seules et exposées à des aventures désagréables.
— Je vais partir, expliqua-t-il. Moi et les miens allons, sous peu, quitter Wilna pour Riga où nous avons une maison et de la famille. Il n’est pas prudent pour nous de rester ici plus longtemps si nous tenons à nos biens... et même à nos personnes.
Comme la Polonaise s’étonnait, il lui rapporta les dernières nouvelles qui couraient la campagne. Elles étaient désastreuses pour les Français car elles disaient que 1’armée de Napoléon, affamée et en désordre après des combats malheureux, refluait maintenant vers Wilna comme vers le port du salut. Elles disaient encore qu’il y avait eu, sur la Bérésina et à l’endroit même où les deux femmes avaient franchi la rivière, une sorte de bataille ressemblant furieusement à un massacre quand les fugitifs avaient voulu passer l’eau. Les ponts étaient détruits et sans l’héroïsme des soldats du Génie qui avaient pu rétablir des ponts de fortune, toute l’armée serait peut-être à cette heure détruite ou prisonnière. Beaucoup avaient pu passer, ainsi qu’une foule de civils qui les suivaient, mais depuis, les incessantes charges des cosaques avaient encore causé des vides tragiques.
— D’après ce que j’ai appris, ajouta Moïse, cela se passait à peu près le jour où vous êtes arrivées ici. Depuis, Napoléon approche de Wilna aussi vite qu’il le peut. Il traîne après lui une foule affamée, désespérée, qui va s’abattre sur nous comme une volée de sauterelles. Il va leur falloir des maisons, des vivres en quantité et nous allons être ravagés. Nous surtout les juifs qui, lorsque l’on pille ou que l’on réquisitionne, sommes toujours les premiers frappés. Alors, je préfère emmener les miens et mes biens les plus précieux quand il en est encore temps. Peu m’importe ensuite si l’on brûle ma maison : elle ne sera plus qu’une coquille vide. Voilà pourquoi, ajouta-t-il gravement, je dois manquer aux lois de l’hospitalité, à mon corps défendant, et vous prier de reprendre votre route. Tout ce que je peux vous offrir, c’est de nous suivre à Riga...
— Certainement pas ! Route pour route, autant reprendre la nôtre. Pouvez-vous nous donner de quoi protéger ma maîtresse, autant que possible, contre une rechute toujours à craindre avec ce froid ?
— Bien entendu ! Vous aurez des fourrures, des bottes doublées, un réchaud même que vous pourrez garder allumé dans la kibitka et, naturellement, des vivres.
— Je vous remercie ! Mais vous-même, pourrez-vous partir ? Le gouverneur français...
Moïse Chakhna eut un geste bien étrange pour l’homme calme et un peu compassé qu’il était habituellement : il montra le poing à un personnage invisible.
— Le gouverneur ? Sa Grâce le duc de Bassano ne croit pas à ces rumeurs désastreuses. Il menace de prison ceux qui les propagent... et il songe à donner un bal. Mais moi, je sais que tout cela est vrai et je m’en vais !
Le lendemain, la kibitka reprenait son chemin vers le Niemen que l’on passerait à Kovno. Comme il l’avait promis, le médecin avait généreusement muni les deux voyageuses de tous les moyens possibles de lutter contre le froid, et ce n’était pas superflu car, en ce début du mois de décembre, la température, brusquement, plongea dramatiquement. Le thermomètre tomba à 20° au-dessous de zéro, les rivières gelèrent et les roues de la voiture cessèrent d’enfoncer dans la neige durcie sur laquelle le cheval, d’ailleurs, avançait d’un pas sûr mais sans pouvoir aller très vite, car la voiture avait souvent tendance à déraper, menaçant même parfois de verser.
Pour mieux la maintenir en ligne, Barbe, des morceaux de laine attachés autour de ses bottes, se résigna à faire la route à pied tant elle craignait de voir le véhicule se retourner et précipiter Marianne sur la glace.
Heureusement, et contrairement à ce qu’elle avait craint, la jeune femme allait un peu mieux. La fièvre n’avait pas reparu et la toux semblait moins rocailleuse, les quintes moins longues. Mais pour plus de sécurité, Barbe l’obligeait à rester ensevelie dans les fourrures qui laissaient uniquement voir ses yeux encore trop brillants.
A ce train-là, on mit trois jours et une nuit pour atteindre les approches du Niemen. Au soir de ce troisième jour, en effet, Barbe, inquiète du froid qui grandissait encore, refusa de s’arrêter. D’autant plus qu’on se trouvait dans une plaine nue où aucun abri n’était possible.
— Autant aller jusqu’au bout ! décréta-t-elle quand on fit la halte obligatoire pour prendre quelque chose de chaud. (En éparpillant du pied les restes du feu, elle conclut :) Demain matin, nous serons à Kovno.
Et toute la nuit, éclairant son chemin d’une lanterne, Barbe marcha, marcha... jusqu’à ce que le diable lui envoyât une nouvelle épreuve. Deux heures avant le lever du jour, alors que l’on était en vue de Kovno, l’une des roues arrière de la voiture se brisa sur un obstacle invisible. Freinée brusquement, la kibitka dérapa avant de s’immobiliser.
Réveillée par le choc, Marianne, qui sommeillait, passa la tête au-dehors. A la lumière de la lanterne, elle vit briller, comme une sorte de lune, le visage de Barbe, enduit de graisse de mouton et devenu blême. Malgré cette précaution destinée à éviter les crevasses au visage, de petits glaçons s’étaient formés dans ses sourcils et sous son nez où la respiration gelait. Mais toute cette figure était l’image même du désespoir.
— Nous avons cassé une roue ! balbutia-t-elle. Il n’est plus possible de continuer !... non, protesta-t-elle aussitôt en constatant que Marianne se mettait en devoir de sortir, ne descendez pas ! Il fait trop froid ! Vous allez attraper la mort !...
— De toutes façons, je l’attraperai si nous devons rester ici longtemps sans bouger. Sommes-nous encore loin de Kovno ?
— On voit briller d’ici le confluent de la Wilia et du Niemen... Deux ou trois verstes tout au plus. Le mieux serait peut-être...
Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage. Débouchant d’un tournant du chemin, un cavalier arrivait sur elles, évitant de justesse la voiture qui tenait le milieu de la route. Mais ayant buté contre un talus, il s’abattit, à peine le véhicule dépassé. Il se releva presque aussitôt, aida son cheval à se remettre sur ses jambes puis, jurant et sacrant en bon français, revint vers la voiture.
— Tonnerre de Dieu ! Qu’est-ce qui m’a foutu des abrutis pareils !... Bande de...
Il avait tiré son pistolet et semblait décidé à s’en servir. Barbe alors cria avant qu’il n’eût le temps de viser.
— Ça ne vous servira à rien de nous tuer ! Nous avons cassé une roue et nous sommes assez ennuyées ainsi.
Etonné d’entendre parler sa langue par cette créature indéfinissable qui avait l’air d’être du pays, l’homme s’approcha.