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— Ah ! vous êtes des femmes ! Pardonnez-moi, je ne pouvais pas savoir, mais je me suis fait un mal de chien. Et je suis pressé...

A la lumière de la lanterne, Marianne vit avec étonnement qu’il ne s’agissait pas d’un soldat mais bien d’un piqueur de la maison de l’Empereur. Sa présence dans ce désert de glace était si stupéfiante qu’elle ne put s’empêcher de lui demander ce qu’il faisait là. Alors, il se présenta.

— Amodru, Madame. Piqueur de Sa Majesté l’Empereur et Roi ! Je suis chargé de préparer les relais. L’Empereur me suit !

— Qu’est-ce que vous dites ? L’Empereur ?...

— Sera ici d’une minute à l’autre ! Aussi par-donnez-moi si je vous abandonne ! En arrivant à Kovno, je vous enverrai du secours. En attendant, je vais vous aider à pousser cette charrette sur le côté, sinon Sa Majesté sera obligée de s’arrêter... moins brutalement que moi, je l’espère ! Faisons vite. J’ai déjà pris du retard à cause des loups que j’ai dû tuer.

Tout en parlant, il empoignait la bride du cheval, criant à Barbe de pousser la voiture de son mieux, mais celle-ci ne l’écoutait pas. Elle avait dû se jeter sur Marianne dont le premier mouvement, en apprenant l’approche de Napoléon, avait été de s’élancer à travers champs pour se dissimuler.

— Je vous en prie. Ne soyez pas stupide ! Restez ici ! Il ne vous verra peut-être même pas. Et puis, en admettant même qu’il vous reconnaisse, qu’avez-vous à craindre ? Il n’y a ici ni prison, ni juges, ni...

— Aidez-moi, bon Dieu ! hurlait le piqueur auquel le cheval refusait d’obéir.

— Qu’est-ce que vous croyez ? Que je vais soulever cette voiture au risque de me rompre les reins ? Si l’Empereur arrive, il s’arrêtera, voilà tout ! Et il y aura bien dans ses troupes quelqu’un qui nous sortira de là.

Amodru haussa les épaules avec fureur.

— J’ai dit l’Empereur ! Pas l’armée ! Sa Majesté a dû prendre les devants ! Il lui faut regagner Paris au plus vite. La situation y est grave, paraît-il. Alors, vous m’aidez ?... Bon sang ! Les voilà !...

En effet, trois voitures débouchaient de derrière quelques sapins, marquant le tournant de la route : la dormeuse de l’Empereur suivie de deux calèches fermées, toutes trois blanches de neige gelée. Une dizaine de cavaliers les accompagnaient.

Il n’était plus temps pour Marianne de remonter dans la voiture pour s’y cacher. Avec un gémissement, elle se serra contre Barbe, cachant son visage contre son épaule. Elle avait honte de cette peur soudaine qui l’envahissait, elle qui avait affronté déjà tant de dangers beaucoup plus redoutables qu’une colère impériale, même assortie d’un jugement. Mais ce n’était pas tant de Napoléon qu’elle avait peur, que d’une mauvaise chance qui ne se lassait pas de dresser sur sa route un obstacle après l’autre. Peut-être était-il écrit qu’elle n’atteindrait jamais Dantzig...

Cependant, le piqueur courait vers la voiture de tête à la portière de laquelle quelqu’un venait de se pencher. Marianne entendit une voix bien connue demander avec impatience :

— Eh bien ! Que faisons-nous là ? Qu’est-ce que cette voiture ?

— L’équipage de deux femmes, Votre Majesté ! Elles ont cassé une roue et je n’ai pas réussi à dégager la route.

— Deux femmes ? Que font deux femmes à pareille heure sur un pareil chemin ?

— Je ne sais pas, Sire. Mais l’une parle français avec un accent de par ici et l’autre sans accent. Je crois qu’elle est française.

— Sans doute de malheureuses fugitives comme nous ! Que l’on voie ce que l’on peut faire pour elles. J’attendrai.

Tout en parlant, Napoléon ouvrait la portière, sautait sur le sol gelé. Malgré son émotion, Marianne ne put s’empêcher de jeter un regard de son côté tandis qu’il sortait d’une espèce de sac en peau d’ours dans lequel il était enveloppé et marchait vers elle d’une démarche rendue difficile par les énormes bottes fourrées et l’épaisseur de ses vêtements. Un instant plus tard, il était près d’elles, et Marianne sentit son cœur cogner durement dans sa poitrine tandis qu’il disait, aimablement :

— C’est vous qui êtes accidentées, mesdames ?

— Oui, Sire... répondit Barbe d’un ton hésitant. Nous espérions atteindre Kovno avant le jour mais nous avons eu du malheur... et ma compagne relève d’une grave maladie. J’ai peur pour elle, par ce froid terrible...

— Je vous comprends. Il faut l’abriter. Puis-je vous demander qui vous êtes ?

Barbe ouvrait déjà la bouche pour répondre Dieu sait quoi, mais tout à coup, quelque chose craqua en Marianne, quelque chose qui était peut-être sa combativité. Elle en avait assez de lutter contre tout le monde, les hommes et les éléments. Elle était lasse, elle était malade... et n’importe quelle prison serait, à tout prendre, préférable à ce qu’elle avait enduré. Repoussant brusquement Barbe, elle découvrit son visage et se laissa tomber à genoux.

— C’est moi, Sire. Ce n’est que moi... Faites de moi ce que vous voudrez...

Il eut une sourde exclamation, cria sans se retourner :

— Roustan ! Une lanterne !...

Le mameluk que Marianne n’imaginait pas en Russie, parce qu’elle ne l’avait pas encore aperçu, accourut, véritable montagne de fourrure sur laquelle voguait un turban, apportant une lanterne. A sa lumière pauvre, Napoléon scruta le visage creusé par la maladie, les yeux emplis de larmes qui gelaient en roulant sur les joues blêmes. Les siens eurent un éclair, vite éteint d’ailleurs, et, tout à coup, il se pencha sur elle avec un visage si dur qu’elle ne put s’empêcher de gémir.

— Sire... Me pardonnerez-vous jamais ?

Mais il ne lui répondit pas, se contenta de prendre la lanterne des mains du mameluk.

— Emporte-la ! lui dit-il. Mets-la dans la voiture ! Sa compagne montera avec Constant. Dételez le cheval et prenez-le en bride. Quant à cette misérable carriole, elle ne mérite pas que l’on perde son temps pour elle. Poussez-la dans le fossé et continuons ! Il y a de quoi prendre la mort, ici !

Sans un mot, Roustan souleva Marianne et alla la déposer à l’intérieur de la dormeuse où un homme se trouvait déjà. Elle ne put, bien qu’elle n’en eût guère envie, s’empêcher de sourire en reconnaissant Caulaincourt et en constatant la stupeur qu’elle suscitait chez lui.

— Il est écrit, Monsieur le Duc, que nous nous rencontrerons toujours dans des circonstances extraordinaires, murmura-t-elle.

Mais une brutale quinte de toux la secoua et l’empêcha de poursuivre. Tout de suite le duc de

Vicence glissa une chaufferette sous ses pieds, tendit la main vers un nécessaire de voyage et y prit un peu de vin qu’il versa dans un gobelet de vermeil avant de l’approcher des lèvres de la jeune femme.

— Vous êtes malade, Madame ! fit-il d’un ton apitoyé. Ces climats ne sont pas faits pour les femmes...

Il s’interrompit car Napoléon venait de remonter en voiture et se réinstallait dans sa peau d’ours. Il semblait furieux. Ses mouvements étaient brusques et ses sourcils durement froncés, mais Marianne, un peu réconfortée par le vin qui était le chambertin préféré du souverain, se risqua à murmurer :

— Comment vous remercier, Sire ? Votre Majesté...

Il lui coupa la parole.

— Taisez-vous ! Vous allez encore tousser ! Nous verrons au relais...

On fut à Kovno en un rien de temps et l’on s’arrêta dans l’un des faubourgs devant une maison dont il ne restait plus que la moitié. Le reste de la ville était d’ailleurs à cette image, car une dizaine d’années plus tôt Kovno avait été en grande partie détruite par. un terrible incendie dont elle ne s’était pas encore relevée. L’arrivée des Français de ce côté-ci du Niemen n’avait rien arrangé. Hormis le vieux château, quelques églises et la moitié environ des maisons, tout le reste était en ruine.