— La... couleur de sa peau ? Votre Majesté sait...
— Oui, Madame, je sais ! Dans l’espoir de vous éviter les ennuis qu’un divorce aurait pu vous créer auprès de moi, le prince Sant’Anna s’est confié à mon honneur et a déposé son secret entre mes mains. J’ai reçu sa lettre à Moscou. Il espérait, ce faisant, que je vous comprendrais mieux et vous pardonnerais de suivre aveuglément la pente qui entraîne votre cœur vers les Etats-Unis. Je sais maintenant qui vous avez épousé...
Lentement, il s’approcha du lit, posa sa main sur l’épaule de la jeune femme qui, tête basse, l’écoutait, envahie d’une émotion qu’elle contrôlait mal. Sa voix, tout à coup, se fit très douce.
— Essaie de l’aimer, Marianne ! Nul ne le mérite plus que lui. Si tu veux que je te pardonne tout à fait, sois une bonne épouse et... reviens, avec lui, à ma cour. Un homme de cette qualité ne doit pas vivre à l’écart des autres. Dis-le-lui. Dis-lui aussi que l’accueil qu’il recevra de moi ôtera à quiconque jusqu’à l’envie de sourire.
Les larmes maintenant roulaient sur les joues de la jeune femme, mais c’étaient des larmes bienfaisantes, des larmes de soulagement et de tendresse. Tournant vivement la tête, elle posa ses lèvres humides sur la main pâle qui serrait son épaule, mais sans réussir à articuler une parole. Un moment, ils restèrent ainsi, puis doucement, Napoléon retira sa main, revint vers la porte demeurée entrouverte.
— Constant ! appela-t-il. Est-ce prêt ?
Le valet apparut presque instantanément, portant des papiers et un portefeuille qu’il alla déposer entre les mains de Marianne.
— ... Il y a là, expliqua l’Empereur, un passeport, un bon de réquisition pour une voiture, l’autorisation de prendre des chevaux de poste, enfin de l’argent ! Reposez-vous ! Soignez-vous quelques jours, puis repartez tranquillement vers la France. En partant d’ici, choisissez de préférence un traîneau.
C’est ce que je vais essayer de faire pour ma part.
— Votre Majesté repart tout de suite ? demanda timidement Marianne.
— Oui. Il me faut rentrer au plus vite, car j’ai appris qu’en mon absence, un misérable fou, un certain Malet, annonçant ma mort, a été à deux doigts, en quelques heures, de réussir un coup d’Etat grâce à l’incurie et à la sottise de ceux à qui j’avais confié la garde de Paris. Je repars sur l’heure... (Puis se tournant vers Constant qui, à trois pas derrière lui, attendait ses ordres :) A-t-on décidé quelle route nous allons prendre ? Koenigsberg ou Varsovie ?
— Le duc de Vicence vient d’envoyer un courrier jusqu’à Gumbinnen pour voir ce que donne la route vers Koenigsberg, qui est plus directe.
— C’est bien. Partons, nous verrons à bifurquer si ce chemin n’est pas bon. Peut-être vaudrait-il mieux éviter de traverser la Prusse. Adieu, Madame ! J’espère vous revoir dans des circonstances moins dramatiques.
Pour la première fois depuis longtemps, Marianne retrouva le courage de sourire.
— Au revoir, Sire ! Si Dieu protège Votre Majesté autant que je prierai pour elle, son voyage sera sans nuages... Mais avant de partir, Sire, dites-moi... l’armée... est-ce que cela a été aussi affreux que je l’ai entendu dire ?
Le beau visage fatigué de l’Empereur se crispa brutalement comme si ces paroles l’avaient frappé. Son regard dur s’emplit tout à coup d’une douleur comme Marianne n’avait jamais imaginé qu’il pût en éprouver.
— Cela a été pire, Madame, fit-il d’une voix lourde de chagrin. Mes pauvres enfants !... On me les a massacrés et c’est ma faute ! Jamais je n’aurais dû m’attarder si longtemps à Moscou ! Ce soleil maudit m’a trompé... et maintenant j’ai dû les quitter, les quitter quand ils ont encore tellement besoin de moi !
Marianne crut qu’il allait pleurer, mais Constant, doucement, était venu jusqu’à son maître et touchait respectueusement son bras.
— Ils ont des chefs, Sire ! Tant qu’un Ney, un Poniatowski, un Oudinot, un Davout, un Murat les commanderont, ils ne seront jamais tout à fait abandonnés !...
— Constant a raison, Sire ! fit ardemment Marianne. Et puis c’est tout l’Empire qui a besoin de vous... c’est nous tous. Pardonnez-moi d’avoir avivé votre douleur.
Il fit signe que ce n’était rien, passa sur son visage une main qui tremblait et, avec l’ombre d’un sourire à l’adresse de la jeune femme, il quitta la pièce dont Constant, doucement, referma la porte. Un moment plus tard, le bruit des voitures qui repartaient éveilla les échos matinaux de la ville. Il faisait jour maintenant et le temps s’éclaircissait.
Trois jours plus tard, dans une dormeuse montée sur patins et attelée de deux chevaux, Marianne et Barbe quittaient Kovno et s’engageaient sur la pente raide qu’il fallait gravir au sortir de. la ville pour gagner Mariampol. Pendant que la jeune femme se reposait chez l’Italien, Barbe s’était mise en quête d’Ishak Levin auquel elle avait remis la lettre de son cousin, les perles et le petit cheval qui les avait amenées en lui indiquant où il pourrait trouver la kibitka accidentée. Elle était revenue de cette visite avec de nouveaux vêtements, non seulement chauds mais plus conformes au rang de celle qui, dès à présent, avait le droit de redevenir elle-même. Et en prenant place auprès de Marianne dans la confortable dormeuse, la Polonaise ne put s’empêcher de remarquer avec satisfaction :
— J’avais raison de penser que la bonne fortune reviendrait un jour, mais j’avoue que je ne l’espérais pas de sitôt ! Madame la Princesse maintenant n’a plus aucun souci à se faire. Les grandes aventures sont finies.
Marianne se tourna vers elle, et, derrière l’épais manchon de renard noir qu’elle tenait devant sa bouche, elle lui sourit avec un peu de son ancienne ironie.
— Croyez-vous ? Je crains bien d’être l’une de ces femmes dont les aventures ne s’achèvent qu’avec leur mort, ma pauvre Barbe. Mais j’espère toutefois que vous n’aurez plus à en souffrir comme au long de cette route infernale...
Au relais de Mariampol on apprit que l’Empereur renonçant définitivement à la route directe par Koenigsberg et Dantzig, avait choisi de passer par Varsovie afin de ranimer par sa présence l’enthousiasme de ses alliés polonais que le bruit de ses revers pouvait avoir refroidi. Mais Marianne n’avait aucune raison de changer de route et l’on continua en direction de la mer Baltique malgré les difficultés de la route où la neige amoncelée rendait souvent le passage pénible. Et plus d’une fois, au cours de ce long chemin, Marianne bénit sa rencontre avec Napoléon qui lui avait permis de voyager dans des conditions parfaitement inespérées.
— Je crois qu’avec notre kibitka nous n’y serions jamais arrivées ! confia-t-elle à Barbe.
— Oh ! pour arriver, nous serions toujours arrivées quelque part. Seulement il y a gros à parier que c’eût été le Paradis.
Relayant maintenant régulièrement et ne s’arrêtant plus qu’aux auberges pour se restaurer, tant bien que mal, les voyageuses mirent néanmoins près d’une semaine pour atteindre Dantzig. Le froid était intense et, en approchant la mer, ce fut une tempête qui les accueillit, une de ces tempêtes qui d’un paysage font un tourbillon et déchaînent la mer à l’assaut des campagnes.
Bâtie sur les marécages de deux rivières et d’un estuaire, celui de la Vistule, Dantzig apparut un soir au milieu des hurlements du vent qui rasait la plaine basse et plate, lui arrachant comme des copeaux, des plaques de neige durcie... Sous le ciel fuligineux où se tordaient les nuages échevelés, ce fut comme un fantôme émergeant d’un monceau de décombres blanchis : les gigantesques travaux militaires ordonnés par Napoléon et que le gel avait arrêtés.