La plaine était si basse qu’elle aurait pu évoquer la Hollande, n’étaient les montagnes qui se profilaient au sud-ouest. Mais derrière la masse sombre de l’ancienne cité teutonique, la masse furieuse et blanche de la mer faisait entendre ses coups de canon attaquant les digues.
Tout au long du voyage, Marianne n’avait guère parlé. Enfouie dans ses fourrures, la tête tournée vers la portière, elle tenait son regard fixé sur l’univers neigeux à travers lequel leur voiture glissait maintenant, presque sans à-coups, grâce à ses immenses patins de bois. Sa santé semblait sinon rétablie, du moins bien améliorée, et Barbe ne comprenait pas pourquoi, à mesure que l’on approchait de Dantzig, l’humeur de la jeune femme semblait se faire plus sombre et plus triste.
Elle ne pouvait pas deviner que, dans cette ville maritime, Marianne allait avoir à résoudre un problème pour la solution duquel aucune aide n’était possible. Ce qui approchait, dans la triste lumière d’un après-midi tirant à sa fin, c’était, pour elle, une croisée de chemins, le point de non-retour. C’était là qu’elle devait prendre la décision suprême, celle dont dépendait maintenant tout le reste de sa vie.
Ou bien elle reprendrait la route que lui avait tracée l’Empereur dans une sagesse qu’elle ne songeait même pas à contester... ou bien elle choisirait de désobéir une dernière fois, d’entrer en révolte définitive et de couper derrière elle les derniers ponts. Alors, dans le port de Dantzig, elle chercherait à prendre passage sur un bateau qui, à travers ce golfe parsemé d’îles plates où la mer se brisait en écumant, à travers les dangereuses passes nordiques, lui ferait gagner un port de l’Atlantique où il lui serait possible de s’embarquer enfin pour l’Amérique. Mais pour y trouver quoi ? C’était la question que, dans le silence de la voiture, elle s’était posée tout au long de la route.
La réponse avait été : l’inconnu, l’attente d’un absent, de la fin d’une guerre, l’amour sans doute, le bonheur... peut-être ! Un bonheur amputé, bien sûr ! Il ne pouvait pas en être autrement, car Marianne se connaissait trop bien maintenant pour ignorer que, même mariée à Jason, même devenue mère de plusieurs enfants, il lui resterait toujours, dans un coin de son cœur, un regret en forme de remords : celui du petit Sebastiano, de l’enfant qui grandirait sans elle et qui un jour, peut-être devenu homme, pourrait rencontrer sans émotion une inconnue qui serait sa mère.
Ce choix tragique, c’était à Dantzig seulement qu’elle pouvait le faire. Même si cela paraissait plus facile, il était impossible de rentrer en France pour en repartir de Bordeaux, Nantes ou Lorient. Si elle voulait disparaître, il fallait le faire maintenant... et définitivement, car la chose alors serait vraisemblable. La route était si longue, entre Dantzig et Paris, la saison était si rude qu’un accident était toujours possible. Ses amis la croiraient morte, et Napoléon ne songerait pas à s’en prendre à sa famille. Tous la pleureraient pendant quelque temps puis ils oublieraient ! Oui, elle était tentante, cette évasion-là, car elle effacerait définitivement les traces de Marianne d’Asselnat de Villeneuve, princesse Sant’Anna. Ce serait naître de nouveau, et, un beau jour, sur le quai de Charleston, une femme neuve, sans attache et sans passé, ferait ses premiers pas dans un air nouveau.
Un toussotement de Barbe la ramena à la réalité.
— Allons-nous seulement relayer pour continuer notre route, Madame ? demanda-t-elle. Ou bien nous arrêterons-nous ici ?
— Nous nous arrêtons, Barbe. Je suis moulue. J’ai besoin d’un peu de repos, vous aussi...
On entra en ville au moment précis où l’estafette du courrier, qui venait de relayer, en sortait dans une minuscule tempête de neige et franchissait sur un pont de bois les eaux glauques et solidifiées d’un cours d’eau où trempait un glacis. Et quand la voiture glissa dans les rues étroites de la vieille cité hanséatique, Marianne eut l’impression de plonger dans le Moyen Age. Un Moyen Age en briques rouges, qui cernait de hautes maisons en encorbellement, à pignons pointus et à colombages, des venelles sombres comme des gorges de montagne.
Ici et là, au détour d’une rue, de hautes églises rouges, d’un gothique superbe, surgissaient comme de la nuit des temps, à moins que ce ne fût quelque palais, joyau du XVe ou du XVIIe siècle, proclamant la richesse de cette ville. Mais les rares habitants que l’on rencontrait qui n’étaient pas les soldats français, allemands, polonais ou hollandais de la garnison soumise au général Campredon[17] avaient tous des mines sombres et des mises modestes qui s’accordaient mal avec la beauté de cette reine du Nord. On sentait la contrainte, la colère rentrée, le besoin de se tenir à l’écart.
Quand la voiture parvint au long du bassin du port bordé de hautes maisons, où le vent mugissait, quatre heures sonnaient au carillon du majestueux Hôtel de ville dont le beffroi évoquait les cités flamandes. En face du Krantor[18], on trouva une auberge qui, avec son enseigne dorée couverte de neige et ses petits carreaux en culs de bouteilles bien brillants, paraissait avenante. La porte basse s’ouvrait sans cesse pour livre passage à des marins bottés de phoque ou à des soldats emmitouflés jusqu’aux yeux, ceux qui sortaient étant beaucoup plus rouges que ceux qui entraient.
L’arrivée de la voiture fit surgir au seuil l’aubergiste et un valet en sabots, haut comme une tour, qui s’inclinèrent bien bas devant des voyageuses si bien vêtues. Mais au moment où Marianne, ayant mis pied à terre, se disposait à entrer dans l’auberge, elle fut bousculée par un grand diable roux qui en sortait, visiblement ivre et braillant à pleins poumons une chanson ... irlandaise.
— ... Scuse me ! hoqueta l’homme en écartant délicatement l’obstacle humain sur lequel il avait buté.
Mais déjà Marianne l’avait reconnu avec stupeur.
— Craig ! s’écria-t-elle. Craig O’Flaherty !... Que diable faites-vous ici ?
Il allait passer son chemin. A l’appel de son nom, il se retourna, plissa ses yeux comme quelqu’un qui voit mal et qui essaie d’accommoder.
— Craig ! répéta la jeune femme ivre de joie, c’est moi... Marianne !
Du coup, il se baissa, ramassa une poignée de neige et s’en frotta vigoureusement la figure et les cheveux puis regarda de nouveau.
— Par saint Patrick ! C’est pourtant vrai...
Et, rugissant de joie, il s’empara de la jeune femme, la souleva de terre et la tint un instant en l’air à bout de bras comme une fillette avant de la reposer un peu brutalement et de l’embrasser à gros baisers claquants.
— C’est pas Dieu possible ! C’est trop merveilleux ! Vous ! Vous ici, ma belle ! Je n’arrive pas encore à y croire. Mais venez, entrons dans cette taverne de brigands. On crève de froid... et il faut arroser ça !
Un instant plus tard, tandis que Barbe, escortée du patron, prenait possession d’une assez belle chambre donnant sur le port, Marianne, sans souci des groupes de soldats et de marins attablés autour d’eux à boire ou à fumer leurs longues pipes de terre, s’installait avec Craig près de l’énorme poêle en faïence blanche qui chauffait comme une fournaise. L’Irlandais, à grands cris, commanda de l’eau-de-vie.
— J’aimerais mieux du thé ! fit Marianne. Mais dites-moi vite, Craig ! Etes-vous seul ici... ou bien avez-vous retrouvé Jason ?
Il lui jeta un vif coup d’œil qui ne portait plus aucune trace d’ivresse.
— Je l’ai retrouvé, fit-il brièvement. Il est au bateau pour le moment. Mais parlez-moi de vous ! Dites-moi un peu...
Bien sûr, elle ne l’écoutait pas. Son cœur s’était mis à cogner comme un gong forcené dans sa poitrine et ses joues brûlaient d’excitation. Ainsi, elle avait eu raison ! Ses pressentiments ne l’avaient pas trompée, ni ses rêves qu’elle avait si souvent pris pour des cauchemars : quelque chose l’attendait bien à Dantzig... et ce quelque chose c’était Jason ! A deux mains, elle saisit celle que Craig avait posée sur la table tandis que l’autre fouillait sa poche à la recherche de sa pipe.