Sebastiano était grand, pour ses quinze mois. Il avait une petite figure ronde dans laquelle éclataient de grands yeux verts, les mêmes exactement que ceux de sa mère. Le costume blanc qu’il portait dégageait son cou et ses petits bras ronds d’une jolie couleur dorée. De grosses boucles noires, en désordre, brillaient sur sa tête, et quand brusquement il sourit, Marianne put voir briller trois ou quatre dents bien blanches dans la petite bouche.
Lavinia, cependant, détachait doucement le bébé de son cou.
— Eh bien ? dit-elle doucement, prenez-le donc, Madame ! Il est à vous...
Contrairement à ce que Marianne craignait de tout son cœur en déroute, l’enfant n’opposa aucune résistance. Il passa des bras de l’une aux bras de l’autre comme si c’eût été pour lui la chose du monde la plus habituelle. Contre son cou, Marianne sentit le contact du petit bras nu.
— Maman... gazouilla le bambin, Maman...
Alors, retenant ses larmes de toutes ses forces pour ne pas l’effrayer, elle osa enfin l’embrasser. Ce fut une marée d’amour qui la submergea, un torrent qui balaya les derniers regrets, les derniers doutes, tandis qu’au fond d’elle-même une voix terrifiée chuchotait, en s’éloignant :
« Tu aurais pu ne jamais le voir... Tu aurais pu ne jamais le tenir dans tes bras... Tu aurais pu... »
Aux côtés de Lavinia, Marianne, portant son fils avec l’orgueil d’une impératrice, revint vers ceux qui étaient demeurés au bas du perron, émus aux larmes eux aussi devant cette scène que tous, depuis le départ de Paris, attendaient avec une impatience mêlée d’anxiété. Jolival salua Lavinia en vieille connaissance et présenta son épouse puis, comme on se disposait à rentrer dans le palais, Marianne se résolut enfin à poser la question qui lui brûlait les lèvres :
— Le prince... mon époux... Puis-je être admise à le voir ?
Devant le sourire étincelant que lui offrait la femme de charge, elle demeura confondue.
— Bien sûr. Madame, vous le verrez, s’écria Lavinia... mais quand il rentrera !
— Rentré ? Il n’est pas au palais ? Oh ! mon Dieu ! Voulez-vous dire qu’il voyage ?...
Elle était déçue tout à coup et ne parvenait pas à comprendre cette espèce d’angoisse qui s’emparait d’elle. Il y avait des mois qu’elle vivait avec cette idée de retrouver cet homme étrange et attirant, d’être auprès de lui, de partager cette vie inhumaine qu’il s’était choisie... et elle découvrait maintenant qu’il lui faudrait attendre encore pour lui offrir ce don d’elle-même qu’elle voulait lui faire.
Elle était si désappointée qu’elle fut presque choquée quand Lavinia se mit à rire et qu’elle ne comprit pas tout de suite ce qu’on lui disait.
— Non, Votre Altesse, il ne voyage pas... Il n’est pas à la maison pour le moment, voilà tout ! Mais il ne va pas tarder. Il est allé jusqu’aux grands herbages simplement...
— Ah ! Il est allé...
Puis, brusquement, elle comprit :
— Dona Lavinia ! Voulez-vous dire qu’il est sorti ? Qu’il est dehors... en plein jour ?
— Mais oui, Madame... C’est fini le cauchemar, c’est fini la malédiction. Voyez ! Il a voulu pour l’enfant qu’il y eût des fleurs partout, que tous les mauvais souvenirs fussent détruits. Il n’était pas possible de continuer à vivre cloîtré. Le petit, qui l’aime, n’aurait pas compris. Cela n’a pas été sans mal, mais j’ai réussi à le convaincre, avec l’aide du père Amundi, d’ailleurs. Alors, quand nous sommes revenus ici, nous avons réuni tous les serviteurs, tous les paysans. Ils étaient tous là... au pied de cet escalier. Le père Amundi leur a parlé, puis moi qui les connais tous et qui suis des leurs, enfin le prince qui, devant eux, a jeté au feu le masque de cuir blanc.
— Et alors ? interrogea la jeune femme anxieuse.
— Alors ? Ils se sont mis à genoux, comme devant le Seigneur... et ensuite, ils ont crié, crié. Leurs acclamations montaient jusqu’au ciel. Et pendant deux jours ils ont fêté le maître qui acceptait enfin de les regarder en face... Ecoutez ! Le voilà !
Le galop d’un cheval en effet se faisait entendre, réveillant les souvenirs au fond du cœur de Marianne... C’était ce roulement de tonnerre qui hantait les nuits, aux heures noires de son mariage, rythmant la course effrénée d’un étalon couleur de neige... Le bruit grandit, s’approcha... et soudain Ildérim et son cavalier jaillirent, comme un éclair blanc d’une haute futaie... Le cheval bondit, s’enleva, franchit un large bassin avec la légèreté d’une hirondelle. Dans les bras de Marianne, Sebastiano cria de joie :
— Papa !... Papapapa !
Doucement, Marianne baisa son petit nez puis le tendit à Lavinia. Lentement, mais sans hésiter, elle redescendit les marches du perron, s’avança sur le tapis d’herbe, seule au-devant du cavalier. Il arrivait sur elle comme un boulet de canon. Peut-être ne l’avait-il pas aperçue... Pourtant, elle ne bougea pas, captivée qu’elle était par la beauté sauvage de cette chevauchée, risquant d’être renversée si Corrado ne maîtrisait pas la course folle d’Ildérim.
Mais il était le maître absolu de cette bête royale qui si longtemps avait été son seul ami. A quatre pas de Marianne, sans d’ailleurs qu’elle eût fait le plus petit geste pour l’éviter, le cheval se cabra, battit l’air de ses jambes fines, puis calmé tout à coup, retomba, tandis que son cavalier d’un mouvement souple sautait à terre.
Marianne vit alors que le dieu de bronze de ses souvenirs était véritablement devenu un être vivant. Il était vêtu, comme n’importe quel gentilhomme-fermier parcourant ses terres un jour d’été, d’une culotte collante noire qui s’enfonçait dans des bottes de cuir fin et d’une chemise blanche ouverte sur les muscles sombres et lisses de sa poitrine. Mais ses yeux bleus souriaient, pleins d’une lumière qu’elle n’y avait jamais vue...
Elle le regardait si intensément qu’elle ne songeait même pas à parler. Mais elle eut l’impression de s’éveiller d’un songe quand, doucement, il prit sa main et l’effleura de ses lèvres.
— Soyez la bienvenue, Madame, murmura-t-il de cette voix basse qui l’avait toujours émue. Vous êtes venue... nous visiter ?
Elle comprit qu’il hésitait encore à croire véritablement à son retour et lui offrait, chevaleresquement, une ultime porte de sortie. Mais, dans le ton de ses paroles, elle crut déceler une angoisse qui la toucha.
— Non ! Je suis venue pour rester, si vous le désirez toujours. Je suis venue pour être votre femme, Corrado, votre femme pleinement... entièrement. Je ne vous demanderai pas pardon pour tout ce que vous avez souffert à cause de moi, mais je me rends à vous ! Voulez-vous de moi ?
Un instant, ils demeurèrent sans parler. Les yeux bleus du prince fouillaient ceux de la jeune femme comme s’ils cherchaient à leur arracher le secret de leur profondeur, mais sous ce regard dans lequel, tout à coup, Marianne bouleversée put lire une ardente passion, les prunelles couleur de mer ne se troublèrent ni ne se détournèrent.
Alors, doucement, presque timidement, il l’attira à lui :
— Qui donc a jamais refusé de vivre son plus beau rêve ? murmura-t-il.
Cette nuit-là Marianne sut que ce n’était pas la première fois qu’elle appartenait à Corrado Sant’Anna et que l’amant mystérieux de Corfou lui était revenu...
Saint-Mandé, Pentecôte 1974.