Bon d’accord, comme le héros de Fleming, l’Agent qui se risque au -2 n’a pas une chance sur dix mille de comprendre la nature de la moitié de ce qui l’entoure.
Bon d’accord, certaines inventions concoctées ici ont sauvé la vie de pas mal de ces Agents.
Mais c’est tout.
L’armurerie de l’Association est différente de ce que vous pouvez imaginer parce que l’armurier n’est ni un savant aussi fou que prévisible, ni un Einstein autiste, ni un ancien militaire désabusé. C’est le Sphinx.
Et puisqu’on parle du Sphinx…
La porte de l’ascenseur s’ouvre à moitié. Elle couine, gémit, proteste avant de renoncer à ouvrir sa deuxième moitié. Je me faufile tant bien que mal, je tends la main à la recherche de l’interrupteur puisque les lieux sont plongés dans l’obscurité… une voix grave interrompt mon geste.
– Non. Attends. Je n’ai pas fini de les nourrir.
Je m’immobilise.
Le Sphinx ne porte pas ce nom à cause d’une pathologie aggravée de l’élocution qui le contraindrait à s’exprimer par énigmes mais parce qu’il aime, chérit, adore, vénère les papillons.
Oui. Les papillons.
Il élève les papillons comme d’autres jouent au loto ou lisent de la poésie. Il y en a partout ici. Dans des cages, sous des cloches, en liberté. Partout. Des gros, des petits, des colorés, des ternes, des diurnes, des nocturnes et parmi ces derniers, le papillon fétiche, celui qui lui a donné son nom : le sphinx !
Sauf que le vrai nom du sphinx, le papillon, c’est sphinx tête de mort, et que le Sphinx, l’armurier, n’a pas une tête de mort mais une tête de gladiateur. Cheveux très courts en brosse, visage couturé de cicatrices, yeux bleu pâle de tueur impitoyable et étonnante absence de sourcils, ce dernier détail n’ayant rien à voir avec les gladiateurs.
– C’est bon, Ombe. Tu peux allumer.
Je ne me pose même pas la question de savoir comment il sait que c’est moi. Bosser pour l’Association, c’est admettre de plonger dans l’irrationnel.
Le Sphinx achève de fixer sur leur cage la toile sombre qui protège ses précieux nocturnes de la lumière et se tourne vers moi.
Question corpulence, ce type se range également dans la famille des gladiateurs. Aussi large que haut et aussi épais que large. À quelques centimètres près. Du muscle partout. Du muscle efficace, dur et noueux, pas du gonflé aux stéroïdes. Du muscle de cogneur. D’ailleurs, signe qui ne trompe pas, chaque fois que je le vois, j’ai envie de le tester sur un tatami ou au fond d’une ruelle obscure, histoire de vérifier s’il est costaud comme il y paraît…
– Qu’est-ce que tu veux ?
Avare de mots, le Sphinx.
– Refaire le plein.
– Le plein de quoi ?
Je soupire.
– Sphinx, vous êtes mieux placé que moi pour le savoir, je suis nulle en magie. Hier j’ai tenté de lancer un sortilège sonore pour détourner l’attention d’une classe de lycéens, un truc enfantin à la portée du premier débutant venu. J’ai juste réussi à leur faire croire que j’avais lâché le pet le plus immonde de la création.
Lueur d’intérêt dans l’œil du Sphinx.
– Tu as aussi créé l’odeur qui va avec ?
– Non.
– Dommage. Le travail magique sur les phéromones volatiles, particulièrement celles des lépidoptères, est parmi les plus intéressants qui soient.
– Ah…
Je ne peux quand même pas lui avouer que je me contrefiche de ses papillons. Il doit néanmoins le deviner ou alors il lit dans mes pensées parce qu’il embraie :
– Alors, ce plein ?
– Ben… si vous pouviez me choisir un nécessaire basique qui ne nécessite pas trop de formules et, si possible, pas en haut-elfique ou en araméen, ce serait parfait.
Ses lèvres frissonnent, ce qui, chez lui, est la marque ultime d’une hilarité débridée.
– Quelque chose du genre mallette du petit sorcier en herbe ?
– Du genre, oui.
Pendant qu’il farfouille dans une série de boîtes rangées sur des étagères branlantes, j’autorise mes yeux à se promener autour de moi. Ils s’arrêtent très vite sur un superbe coutelas à la lame large et épaisse aussi affûtée qu’un rasoir.
– Joli canif…
Le Sphinx acquiesce d’un hochement de tête.
– Alliage argent-titane. Titane pour la dureté et le tranchant, argent pour ses propriétés particulières.
– Garous ?
– Ouais.
Il se dit beaucoup de bêtises sur les Anormaux. Sans doute parce que les gens, ne croyant pas à leur existence, laissent libre cours à leur imagination débordante. Il se dit beaucoup de bêtises, c’est vrai, néanmoins certaines des choses qui se disent sont vraies. Prenez les garous par exemple. Humains maléfiques, victimes d’une terrible malédiction qui les oblige à se transformer en bêtes assoiffées de sang lorsque la lune est pleine, traquant les voyageurs dans les forêts sombres pour les dévorer, insensibles aux blessures sauf à celles provoquées par des armes en argent… Ça, c’est ce qui se dit.
La vérité est un peu différente. Les garous ne sont pas des humains et ne sont victimes d’aucun maléfice. Ils détiennent juste la possibilité de se transformer en êtres mi-hommes mi-loups assez impressionnants, je l’avoue. Ils vivent en clans et, s’ils sont bagarreurs, susceptibles et cognent plus vite qu’ils ne réfléchissent, ils ne dévorent que rarement les voyageurs. En revanche, et sur ce point la légende rejoint la réalité, ils développent une allergie extrêmement virulente à l’argent.
– Il te plaît ?
Le Sphinx désigne du menton le coutelas que je contemple toujours.
– Oui.
– Ta prochaine mission concerne les garous ?
– Aucune idée. Walter ne me rancardera que ce soir.
– Alors le couteau reste ici.
Je n’essaie même pas d’argumenter puisque je n’ai aucune chance de le faire changer d’avis. De notoriété publique, le Sphinx est insensible à tout ce qui ne possède pas des ailes et des antennes…
Un bref salut auquel il répond par un grognement puis je récupère les ingrédients qu’il a collectés à mon intention, les fourre dans mon sac et me dirige vers l’ascenseur.
La dernière vision que j’ai de l’armurerie est la silhouette massive du Sphinx penché sur un alambic, une douzaine de papillons multicolores voletant autour de sa tête de gladiateur.
Étonnant.
12
– N’empêche, Ombe, que t’as encore laissé la fenêtre de la salle de bain ouverte et que je me suis gelée.
Laure essaie de se mettre en colère mais comme elle est amoureuse depuis une bonne semaine, elle se trouve bloquée en mode béatitude niaise et même les histoires de salle de bain, pourtant complexes chez nous, ne parviennent pas à ternir son euphorie.
J’échange un regard complice avec Lucile, regard qui n’échappe pas à la vigilance de Laure.
– Et ce n’est pas la peine de vous payer ma tête parce que vous avez du sang d’Esquimau dans les veines et que vous n’êtes pas fichues de savoir quand il fait froid.
Du sang d’Esquimau. Jolie formule.
Lucile est d’origine scandinave, norvégienne pour être plus précise. Grande, fine, elle a de longs cheveux blonds qui lui donnent un charme fou mais, fait étrange, elle n’en a pas le moins du monde conscience. Elle passe son temps à lire, à étudier et, de nous trois, c’est la seule à n’éprouver aucun intérêt pour les garçons.
Les ancêtres de Laure, eux, sont nés en Italie et elle a passé son enfance en Provence. Petite, les cheveux noirs et bouclés, la peau mate, des yeux immenses, elle dégage une énergie sidérante qui la consume tout en la régénérant et embrase ceux qui l’entourent. Un volcan en activité. De nous trois, c’est la seule à éprouver un intérêt démesuré pour les garçons.