– Waouh ! Comment refuser une offre pareille ?
– Cela te conduira aussi, dans quelques années, à quitter le Canada pour l’Europe, sans doute la France. C’est là que l’on trouve le plus d’Anormaux et que le besoin en Agents est le plus important.
– Pas de problème. Rien ne me retient ici.
– Tu es sûre de toi ?
– Ouais.
– Alors tu peux signer le pacte, a-t-il déclaré en tirant de son attaché-case une feuille déjà remplie.
– Pas de problème, je vous dis. Où est le stylo ?
Jim North a secoué la tête.
– Pas de stylo pour le type de signature que l’Association attend de toi.
Il a plongé la main dans sa poche, en a sorti un joli couteau à cran d’arrêt. Un déclic. La lame a jailli. Pointue et affûtée comme celle d’un rasoir.
– Le pacte se signe avec son sang.
Je me remémore ce moment alors que je salue de deux doigts dressés en V le pilote d’une Ducati rouge qui me croise, couché sur le réservoir de sa bécane lancée à fond.
Le moment où j’ai promené le tranchant du couteau sur mon poignet.
Le moment où quelques gouttes de mon sang sont tombées au bas de mon contrat.
Le moment où je suis devenue membre de l’Association.
Et vous savez quoi ?
Je ne l’ai jamais regretté, ce moment-là !
14
– Cette opération devrait générer, outre un appréciable gain d’image auprès du milieu fermé des professionnels du tourisme de grand luxe, un bénéfice net de plus de 850000 euros par an, le tout à partir d’un investissement sain et, au final, assez mesuré. J’ajoute, pour finir, que travailler sur un tel projet avec une entreprise aussi réputée que la Tasuka International Corporation est pour moi un honneur et un gage de succès.
Je m’incline pour signifier à mon auditoire japonais que la traduction est achevée.
J’ai un peu cafouillé sur la prononciation de « kan’kou », tourisme en japonais, et j’ai d’abord utilisé « souken’ », sain dans le sens de robuste, avant de me reprendre et d’employer « ken’zen’ », mais, dans l’ensemble, je m’en suis bien tirée.
La dizaine de responsables de la firme immobilière d’investissement Tasuka s’inclinent à leur tour, salut que les membres du staff Leroy & Hern leur rendent avec plus ou moins de bonheur.
Edgar Leroy, le PDG du groupe, s’empare du micro.
– En France, la tradition veut qu’un accord soit validé autour d’un verre avant d’être signé autour d’un bureau.
Il s’est exprimé en anglais, langue que les Japonais présents ici maîtrisent suffisamment pour se diriger vers le somptueux buffet qu’il leur désigne à l’extrémité de la salle. Tandis que les hôtesses, choisies pour leur physique agréable plus que pour leur compétence à déboucher les bouteilles de champagne, nous servent, il s’approche de moi.
– Je vous remercie, mademoiselle Duchemin. Votre aide a été précieuse et je loue la chance qui nous a permis de trouver au dernier moment une interprète aussi douée que vous.
Je m’incline. Traduire en japonais induit de petites transformations comportementales assez curieuses.
– Chance pour moi également, même si elle résulte d’une malchance équivalente pour votre interprète habituel.
Edgar Leroy hoche la tête.
– C’est vrai. Appelé en urgence, le docteur qui l’a ausculté nous a toutefois rassurés. Il s’agit d’un empoisonnement alimentaire foudroyant et inexpliqué mais, heureusement, sans gravité. Il sera remis dans moins d’une semaine.
Empoisonnement alimentaire foudroyant et inexpliqué ?
L’Association s’est surpassée.
Il faut dire qu’elle en a les moyens. L’antenne parisienne et ses trois permanents sont assez peu représentatifs de sa taille, de sa complexité et du pouvoir qu’elle détient. Un bureau international qui siège on ne sait où, dirigé par des hommes qui cultivent le secret comme d’autres les salades, des ramifications sur les cinq continents, des départements chargés du recrutement, de l’analyse des perturbations Anormales, de la remise en conformité après interventions, d’autres de l’investissement, de la liaison avec les gouvernements…
L’Association est une pieuvre, puissante et omniprésente. Empoisonner un interprète pour qu’un Agent prenne sa place ne présente aucune difficulté particulière pour elle.
– Vous avez achevé votre travail et je n’aurai besoin de vos services que demain matin pour finaliser l’accord, reprend Edgar Leroy, mais si vous en avez la possibilité je vous serais gré d’accepter de vous joindre à nous pour le cocktail et le repas qui suivra. Nos invités japonais se sentiront sans doute plus à l’aise s’ils conversent dans leur langue et je ne doute pas qu’ils apprécient d’être traduits par une jeune femme aussi… charmante que vous.
Tout en discutant, il me scanne de la tête aux pieds, en s’arrêtant sur certaines parties précises de ma personne et je ne parle ni des pieds ni des coudes. Cette attitude de macho à la noix que l’on retrouve dans tous les pays du monde et dans toutes les couches de la société a le don de me mettre en pétard. Pour une fois, je me contiens. Je parviens même à sourire. Assommer Edgar Leroy en personne ne me gênerait pas mais une mission est une mission et comme j’ai déjà foiré la première…
Edgar achève de me convaincre de conserver mon calme en ajoutant :
– Vous serez évidemment défrayée en heures supplémentaires au tarif que nous avons évoqué ensemble.
Pas aussi sympathique que celui de la séance photos, le tarif en question, mais néanmoins alléchant et comme ma moto consomme pas mal…
– Ce sera avec plaisir, monsieur Leroy.
Bon. Je précise pour ceux qui s’inquiètent que j’ai fait attention à mes vêtements. Ni jean ni débardeur mais un tailleur jupe qui doit coûter une fortune (merci Walter) et, à la place de mes Doc, une paire d’escarpins vernis, aussi casse-gueule que jolis.
Je me mêle aux convives et je me glisse jusqu’au buffet avec l’élégance que l’on attend de moi.
Nous nous trouvons dans un manoir à moitié en ruine, dressé au bord d’un lac que ceint une profonde forêt. Le manoir, construit au XIXe siècle par un riche industriel, a connu son heure de gloire avant que la crise de l’entre-deux-guerres ne ruine les descendants de l’industriel et conduise son petit-fils, propriétaire du manoir, à se pendre et la forêt à reprendre ses droits.
– N’aie pas peur, m’a rassurée Walter quand il m’a expliqué le topo, je ne t’infligerai pas un cours d’histoire économique. L’Association s’intéresse au manoir uniquement à cause du lac qui le jouxte.
Il s’est épongé le front avec un mouchoir rouge assorti à sa cravate bleu lavande et à sa chemise à zébrures vertes avant de continuer :
– Dans le lac en question vit une Créature.
La majuscule que j’ai entendue à Créature a titillé ma curiosité.
– Une créature ou une Créature ?
– Une Créature. La plupart des Anormaux que nous connaissons appartiennent à des races aux caractéristiques bien définies. Des races et des histoires. Les vampires, les trolls, les garous, les gobelins et les autres se reproduisent, parfois de façon étrange, certes, mais exclusivement entre eux et dans le but universel de prolonger le chemin ouvert par leurs ancêtres. Les Créatures sont différentes. Chacune d’elles est unique, dotée d’une telle longévité qu’il est envisageable de toutes les considérer comme immortelles.
– Immortelles ? Vraiment ?
– Disons que d’aussi loin que remontent nos recherches, nous ne trouvons aucune trace de la naissance d’une Créature ou de la mort de l’une d’entre elles. Mort naturelle, j’entends.
– Et une de ces Créatures vit dans le lac près du manoir.