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Dylan me croit lycéenne et comme il appartient à cette catégorie assez répandue de garçons s’estimant prédateurs dans un établissement scolaire terrain de chasse, je campe pour lui la proie parfaite. La situation, pour irritante qu’elle soit, serait presque cocasse, vu que je suis plus prédatrice qu’il ne le sera jamais. Même en rêve.

Loin d’être lycéenne, je me trouve ici pour une mission. Ma première mission en solo. Et j’ai beau être fin prête, la pression qui pèse sur mes épaules est du genre écrasante, surtout que Walter en a remis une couche au moment où je quittais son bureau :

– De la discrétion, Ombe ! N’oublie pas que l’Association n’existe que par et pour la discrétion !

Ses yeux étaient fixés sur moi et, me semblait-il, distillaient une sourde inquiétude. Hasard sans doute, mais qui ne profite pas à Dylan Martin.

Walter veut de la discrétion ? Il va être servi.

J’avance d’un pas vers les quatre Chippendales de la mort qui ont décidé de me séduire, non pour me délecter de l’odeur de leur après-rasage « musc spécial mâle en rut » mais pour me placer à bonne distance.

Inconscient de ce qui l’attend, Dylan sourit.

– T’as pas froid, Ombe ? Tu veux que je te réchauffe ?

Il assortit sa tirade d’un coup d’œil égrillard sur le décolleté de mon débardeur, ce qui a l’inconvénient de faire ricaner ses copains et l’avantage de m’indiquer que je me suis encore plantée en m’habillant.

Dylan et ses trois copains portent pulls et doudounes.

Un 17 décembre, le droit et la logique sont de leur côté mais, à ma décharge, j’étais à la bourre ce matin et je n’ai pas prêté attention aux vêtements que j’enfilais.

Ne pas se laisser distraire !

C’est à peu près tout ce que j’ai retenu du cours de la semaine dernière sur le pouvoir hypnotique des vampires. L’intervenant, un petit homme râblé, originaire des Carpates, a longuement insisté sur le charme qui se dégage de leur voix et de leur regard.

« Ce charme ne s’appuie toutefois sur aucune faculté magique, a-t-il précisé. Inutile donc, pour lui résister, de maîtriser les arcanes du grand Art, il suffit de ne pas se laisser distraire. »

Soyons claire, Dylan Martin n’a rien d’un vampire, à part, peut-être, la taille, et surtout pas la classe naturelle qui caractérise les buveurs de sang. Son regard est bovin, catégorie viande malade et sa voix, haut perchée, ridicule. L’un et l’autre contribuent à lui offrir la grâce controversée d’un emballage de hamburger oublié sous la pluie, mais l’idée – ne pas se laisser distraire – me plaît et je ne doute pas que, valable pour les vampires, elle soit extensible aux blaireaux.

– Dylan, je compte jusqu’à trois et je t’offre une surprise.

J’ai susurré, façon vamp libertine, et le blaireau en chef s’empourpre.

– Un…

Je vérifie que la distance est toujours bonne.

– Deux…

Je lance la main droite, le crochète entre les jambes et, dans le même mouvement, le soulève et le colle au mur. Grognement de douloureuse stupéfaction.

– Et la surprise, c’est que je ne compte pas jusqu’à trois.

Je resserre ma prise.

Le grognement devient couinement.

– J’aimerais que tu m’oublies, Dylan. Que tu m’oublies définitivement. Histoire que je n’aie plus besoin de ne pas me laisser distraire. Possible ?

Je ne suis pas sûre qu’il ait compris mais il hoche la tête pour marquer son assentiment. Compte tenu de sa situation et de mon état d’esprit, c’est la meilleure chose à faire. Sauf que ses copains, sans doute émus par sa détresse, décident d’intervenir. Ils sont trois, que diable, et je ne suis qu’une fille.

Oui, mais il me reste une main libre.

Tant pis pour eux.

J’abandonne les quatre corps inconscients contre un mur – heureusement que nous sommes peu nombreux à avoir cours jusqu’à dix-huit heures, les couloirs sont déserts – et je me hâte vers ma salle de classe.

Malgré mes efforts pour contenir ma fierté, je sens un sourire illuminer mon visage. Je n’étais pas chaude pour cette mission, non que rappeler la règle à une bande de gobelins aux cerveaux surchauffés me pose problème, mais parce que j’ai passé l’âge de m’asseoir sur les bancs du lycée. Enfin, ça, c’est la raison officielle.

Parce que je crains que rappeler la règle à une bande de gobelins aux cerveaux surchauffés soit un poil au-dessus de mes moyens. Ça, c’est la véritable raison.

Ce qui vient de se dérouler m’a rassurée sur mes aptitudes.

Je suis une Agent de l’Association. Mon rôle consiste à gérer l’Anormal quelle que soit la forme sous laquelle il se présente et, comme se plaît à le répéter Walter, le chef du bureau parisien, à le gérer en toute discrétion.

Pour l’instant, je n’ai eu à gérer que quatre obsédés parfaitement normaux mais, question discrétion, j’ai effectué un sans-faute.

Mon sourire s’élargit et lorsque je pousse la porte de la salle, j’ai retrouvé mon aplomb et ma clairvoyance.

Et si le prof de philo était absent et que le remplaçant soit Brad Pitt ?

2

Je m’appelle Ombe Duchemin.

Ombe parce que c’est mon prénom, je vous l’ai déjà dit, prénom attesté par la gourmette que je portais au poignet lorsqu’on m’a trouvée.

Duchemin parce que c’est justement là qu’on m’a trouvée.

Sur un chemin.

Enfin, c’est ce qu’on m’a raconté. Moi, je ne m’en souviens pas, vu qu’à l’époque je n’avais que quelques jours de vie derrière moi. Et à peine quelques minutes devant puisque le chemin en question se trouve au Québec, que c’était le plein hiver et que j’étais couchée toute nue dans la neige.

Si un brave monsieur n’était pas passé juste au bon moment, je me serais sans doute appelée Ombe Duglaçon et…

– Mademoiselle Duchemin, mon cours sur Descartes vous intéressant visiblement beaucoup, puis-je vous demander votre avis personnel sur sa théorie de la création des vérités éternelles ? Je suis certain qu’il est passionnant.

– Descartes ?

– Oui. René Descartes.

Je n’hésite qu’un dixième de fraction de seconde, c’est-à-dire vraiment pas longtemps.

– Descartes, c’est le type qui a mis au point la divination par le tarot, non ? Je connais un gars, Jasper, qui est du genre à y croire dur comme fer mais, pour être franche, je doute un peu que le tarot permette d’accéder à la vérité éternelle.

Le prof pousse un long soupir, mélange d’irritation et de résignation. Je lis dans son regard la vague envie de piquer une colère puis la résignation l’emporte sur l’irritation et, convaincu que mon cas est désespéré, il se détourne de moi.

Objectif atteint.

J’ai déjà mon bac, enfin, l’équivalent canadien du bac, et si l’Association m’a fait intégrer ce lycée en cours d’année, ce n’est pas pour étudier mais pour régler un délicat problème territorial.

Je déteste toutefois l’idée de passer pour une idiote, même si cela sert le personnage que je suis censée incarner, et je ne peux m’empêcher de ramener ma fraise :

– Ce n’est que ce que je pense mais c’est parce que je pense que je suis, non ?

Zut. Pourquoi suis-je incapable de tenir ma langue ? L’attention du prof revient se focaliser sur moi, ce qui est loin de servir mes intérêts. Réagis, Ombe. Réagis !

Je poursuis :

– Si je ne m’abuse, Descartes a défini vingt et une règles pour la direction de l’esprit, exact ?

La lueur dans les yeux du prof devient lumière.

– Exact ! s’exclame-t-il.

Il est temps de porter le coup de grâce :

– Vingt et une ! Est-ce que vous avez remarqué que cela correspond au nombre d’atouts dans un jeu de tarot ? Si Jasper a raison, alors Descartes a joué…