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Il faut dire que le troll n’a pas l’intention de m’accorder une pause-café.

Il arrive à toute vitesse et croyez-moi, à toute vitesse pour un troll, ça signifie vraiment très très très vite. Pour ne rien arranger, du coin de l’œil je distingue Siyah qui farfouille dans sa poche et s’apprête à jeter un nouveau sort.

Merde !

Je me baisse, passe sous les bras tendus du troll et frappe à deux mains. Violemment. Dans le plexus solaire.

Ça fait « schtoc », le troll ne vacille même pas, et moi je me prends une baffe qui me transforme illico en toupie version tronche en sang. C’est un miracle que mes dents ne se retrouvent pas en vrac sur le plancher. J’ai la tête qui résonne comme une cloche de cathédrale et j’y vois double, ce qui n’arrange pas mes affaires parce que, lorsque le troll se rue sur moi afin de m’achever, ils sont deux et je ne sais pas lequel je dois éviter.

Au hasard, j’opte pour celui de gauche.

Mauvaise pioche.

Une main velue se referme sur mon avant-bras…

… qui cède avec un craquement sec et une terrifiante onde de souffrance qui, partant de la fracture, se propage dans mon corps.

Presque incassable, Ombe.

Presque.

Alors que la deuxième main du troll se rapproche de mon visage comme une météorite affamée, je shoote.

Le coup de pied de la dernière chance.

Le troll, presque nu, porte un simple pagne qui parvient difficilement à camoufler qu’il s’agit d’un mâle. J’emboutis ses attributs virils avec l’énergie qu’offre la proximité de la mort et l’envie désespérée qu’elle me fiche la paix.

Le troll émet un grognement sourd qui laisse deviner sa douleur mais les résultats visibles ne vont guère plus loin.

Si.

Quand même.

Sa main rate mon visage et il lâche mon bras. C’est peu mais, dans ma situation, je n’ai pas le droit de me plaindre.

Je titube en arrière, retrouve mon équilibre par miracle, vacille encore un peu…

Déjà le troll s’est remis de mon coup de pied, et la bave qui coule de ses mâchoires grandes ouvertes n’est pas de bon augure pour la suite de notre discussion.

Je comprends que je n’ai le temps que pour un unique et ultime coup.

Autant mettre le paquet, non ?

Oubliant la douleur qui pulse dans mon avant-bras brisé, celle qui irradie dans mon ventre et celle qui résonne sous mon crâne, je me dresse sur une jambe, ramène l’autre à la hauteur de ma hanche, pivote et libère mon énergie dans un mawashi-geri à faire se retourner Bruce Lee dans sa tombe.

Mon pied fouette l’air.

Pareil à un ouragan.

Le troll arrive à gauche, je frappe à droite.

Je touche le magicien exactement à l’endroit que je visais. À la gorge. Et quand je dis touche, c’est un euphémisme. Percute, emboutis, fracasse, auraient mieux convenu pour décrire l’effet ravageur de mon mawashi.

« À un affrontement direct avec un troll, je ne saurais trop vous conseiller de privilégier la mort du magicien à l’origine de sa soumission. C’est beaucoup moins risqué. »

C’est l’expert qui l’a déclaré lors du séminaire sur les trolls.

C’est vrai que je n’ai pas écouté grand-chose mais ça, je m’en souviens.

Détail important, un magicien humain, même spécialiste de la soumission et habitué à jongler avec les hauts arcanes magiques, reste humain. Et donc fragile.

Or, un mawashi-geri comme celui que j’ai décoché peut s’avérer fatal, pour peu que celui qui le prend dans la poire ne soit pas un troll ou un rhinocéros mutant.

Siyah n’est pas un troll. Ni un rhinocéros mutant.

Il s’effondre.

Bon, sur le coup, je perds aussi l’équilibre, me casse la figure, me récupère stupidement sur mon bras blessé, pousse un cri de douleur, roule sur le côté, me redresse, heu… essaie de me redresser, échoue…

– Est-ce que ça va, mademoiselle ?

Le troll est là, dressé de toute sa masse au-dessus de moi.

S’il veut en finir, il n’a que l’embarras du choix quant aux méthodes à sa disposition.

Sauf qu’il n’a pas l’air de vouloir en finir.

Il paraît juste soucieux pour ma personne, même si déchiffrer l’expression d’un troll induit une importante marge d’erreur. L’expert avait donc raison, la soumission prend fin au moment précis où le magicien qui l’a mise en place capote. Chance pour moi, cette instantanéité. Si le retour à la normale avait demandé ne serait-ce que trois secondes, j’étais mal barrée.

– Est-ce que ça va, mademoiselle ? répète le troll.

Sa voix est basse, rauque mais parfaitement intelligible.

– Au top, boule de poils, je réponds en me retenant pour ne pas me montrer plus incisive. Tu m’as juste bousillé un bras et tu as failli me défigurer, à part ça je vais super bien.

– Je me permets de vous faire remarquer que, de votre côté, vous avez joué au football avec mes gonades, ce qui, chez les trolls, n’est pas considéré comme un geste d’amitié.

– Tu ne m’as pas laissé le choix.

Le troll prend une mine piteuse qui serait amusante si je n’avais pas aussi mal au… Tiens, mon avant-bras n’est plus aussi douloureux. Je m’autorise un sourire qui paraît rassurer mon nouvel ami.

– Je suis désolé, déclare-t-il. Aussi vrai que je me prénomme Erglug. Certes, nous, les trolls, sommes connus pour notre irascibilité. À ma décharge, lorsque je vous ai agressée, je ne disposais pas de mon libre arbitre.

Il jette un coup d’œil au corps du magicien et retrousse les lèvres sur une double rangée de crocs que je suis heureuse de ne pas contempler de plus près. Par les quenottes de Lucifer, si on lui greffait des nageoires, cet Erglug pourrait jouer le rôle du requin blanc dans la suite des Dents de la mer.

– Voyez-vous, demoiselle, la liberté ne consiste pas à avoir un bon maître mais à n’en point avoir. C’est Cicéron qui l’affirme et je suis intimement persuadé qu’il a raison. En me contraignant à la servitude, ce magicien, Siyah puisque tel est son nom, ne s’est pas contenté de me voler ma liberté, il m’a également poussé sur la voie de la violence, voie que, malgré mon statut de troll, je réprouve. Connaissez-vous Camus ?

– Euh… Il travaille pour l’Association ?

– Albert Camus était un écrivain de talent doublé d’un philosophe d’une grande pertinence. La liberté, a-t-il écrit, n’offre qu’une chance d’être meilleur, la servitude n’est que la certitude de devenir pire. Mais je parle, je parle et vous semblez souffrir. Désirez-vous que je vous aide à retrouver la station verticale ?

– Non, ça ira, merci.

Je me lève en grimaçant – pour un non-violent, Erglug a quand même cogné fort – et je me tourne vers le magicien qui gît à proximité. Si le troll est libéré, c’est que Siyah est mort et donc que je l’ai tué.

C’est la première fois que je tue quelqu’un mais, étrangement, cela ne m’émeut pas. Que ce type ait été un psychopathe de la magie décidé à me faire la peau explique sans doute ce manque de réaction. L’autre explication serait une atrophie de ma sensibilité, ce que je peine à envisager.

Je boitille vers le bureau proche, une planche sur deux tréteaux, non sans me retourner à plusieurs reprises. On ne tourne pas volontiers le dos à un troll de trois cents kilos qui, quelques minutes plus tôt, a tenté de vous trucider.

Un ordinateur portable, presque aussi beau que le mien, une épaisse liasse de feuilles reliées par un vilain bout de plastique – les preuves qu’évoquait Siyah ? – ainsi qu’une petite mallette métallique du genre attaché-case.

Je m’apprête à l’ouvrir lorsqu’un grattement de gorge trollesque arrête mon geste.

– Soyez prudente. Siyah était un puissant magicien – comment, sinon, aurait-il réussi à me soumettre ? – il est possible que ses affaires soient protégées par des glyphes magiques.