Je hausse les épaules.
– Possible en effet.
Et je me saisis de la mallette.
N’allez pas croire que je sois inconsciente – je ne me hasarderais pas à allumer l’ordinateur de Siyah – mais il se trouve que je sais exactement ce qu’il y a dans la mallette, comme je sais que Siyah n’a pas eu le temps de la piéger.
Vous ne vous souvenez pas ? « Le reste vous sera versé après la signature du contrat définitif. » Une phrase prononcée par Edgar Leroy qui ne peut concerner ni l’ordinateur ni le dossier. Je sais donc ce que contient la mallette : de l’argent. Il ne me reste plus qu’à apprendre combien.
J’ouvre et j’obtiens ma réponse.
Beaucoup.
Je me tourne vers Erglug.
– Tu ne vois pas d’inconvénient à ce que j’embarque ça ?
La question est de pure forme aussi suis-je surprise lorsqu’il secoue sa grosse tête.
– Le désir fleurit, la possession flétrit toutes choses, a écrit Marcel Proust. Je n’envisage pas de récupérer les biens de Siyah – je ne saurais d’ailleurs qu’en faire – mais je trouve inconvenant que vous vous les appropriiez indûment. Sans doute avait-il une famille, des enfants, de vieux parents… Ces biens leur reviennent de droit.
Je réprime prudemment un soupir agacé. Erglug a beau se comporter comme un gentleman, il n’en reste pas moins un troll et les trolls, je l’ai appris en lisant un vieux bouquin russe rédigé par un moine du VIIe siècle, sont capables de déchaînements de violence aussi meurtriers qu’inattendus. Le plus drôle, et drôle, j’en conviens, n’est pas le mot adéquat, c’est que cette extrême violence se déclenche le plus souvent pour une simple broutille. Une broutille du genre soupir agacé justement.
Prudente, plutôt que d’envoyer balader le troll philosophe, moralisateur et par conséquent insupportable qui me fait face, j’extirpe ma carte d’Agent de la poche de mon jean et la lui brandis sous le nez.
– C’est donc pour cette raison que vous citâtes l’Association voilà un instant, remarque Erglug sans paraître ni surpris ni impressionné.
– Ouais.
– Très bien. Je m’incline. J’ai beaucoup de respect pour l’Association et je suppose que vous utiliserez ces affaires à des fins honorables. Qui plus est et pour tout dire, je doute qu’un homme comme Siyah ait eu une quelconque famille.
Je suis déjà en train de ranger l’ordinateur dans sa sacoche avec le dossier relié. En tâtonnant pas mal vu que mon avant-bras cassé, s’il a cessé de me faire souffrir, est maintenant totalement engourdi et refuse de transmettre les informations entre mes doigts et mon cerveau.
– Désirez-vous que je vous aide ? me propose gentiment Erglug.
Je pose les yeux sur les deux monstrueux battoirs qui lui servent de mains.
– Non, ça ira, merci.
– Vous êtes une jeune fille indépendante.
– Ouais.
– George Bernard Shaw avait coutume de déclarer que l’indépendance vaut bien que l’on supporte la solitude. Qu’en pensez-vous ?
– Rien.
– Ah…
Il est déçu, Erglug, ça se voit comme un nez au milieu de la figure pourtant je ne me sens ni le courage ni l’envie de me lancer dans une discussion avec lui. Il est tard, je suis crevée, une longue route à moto m’attend – avec un bras cassé, ça ne va pas être de la tarte – et je déteste la philosophie. Surtout la philosophie à la sauce trolle.
– Je suis désolée, je dois filer. Erglug ?
– Oui ?
– Tu ne vas pas te faire remarquer, n’est-ce pas ? Je veux dire… ce serait bien si personne ne te voyait. Tu comprends, les trolls ne sont pas censés exister.
Erglug m’offre un sourire sincère mais assez effrayant.
– Selon Marcel Jouhandeau, la discrétion est la seule vertu qui souffre l’excès sans en souffrir.
– Il faudrait que je lui présente Walter. Ils s’entendraient bien.
– Difficile. Marcel Jouhandeau est mort en 1979.
Je hausse les épaules.
– Dommage. Mais bon… C’est la preuve que personne n’est parfait.
Je passe la sacoche de l’ordi en bandoulière, attrape la mallette métallique.
– Au revoir, Erglug. Te rencontrer fut un vrai… plaisir.
Il incline ses deux mètres de muscles poilus.
– Plaisir partagé, demoiselle. À très bientôt, j’espère.
Rappelle-toi, Ombe, le plus charmant des trolls est capable d’exploser pour une broutille… Et tu n’es pas en mesure d’encaisser une nouvelle explosion. Tiens ta langue pour une fois !
– Je l’espère aussi, Erglug. Du fond du cœur.
19
Je ne m’en sors pas si mal.
Erglug m’a cassé le bras gauche – j’allais dire heureusement – et si j’ai des difficultés à débrayer correctement, ma Kawa est docile et se laisse piloter sans me jouer de mauvais tours.
Alors que je file à bonne allure vers Paris, je me remémore les derniers rebondissements de mon escapade champêtre…
Flash-back.
Je m’apprête à démarrer ma moto lorsque je réalise que, Edgar Leroy ignorant la mort de Siyah, le contrat avec les Japonais sera signé demain comme prévu. Le dossier récupéré sur le bureau du magicien permettra sans doute à l’Association de reprendre la main mais l’affaire sera complexe et traînera suffisamment en longueur pour que la Créature du lac en pâtisse. Je me serai décarcassée pour rien.
Allons, Ombe, un dernier effort, que diable !
Je me dirige vers le mobile home qui accueille le PDG de Leroy & Hern. La porte est fermée à clef. J’ai dû faire du bruit en actionnant sa poignée car alors que je réfléchis à un moyen discret de la forcer, elle s’ouvre sur un type du genre armoire normande en costume. Le garde du corps personnel d’Edgar Leroy.
Je l’ai remarqué lors de la soirée passée avec les Japonais. Du muscle saillant, entretenu à grand renfort de travail en salle et de cachets de stéroïdes, la démarche assurée et le regard vide de celui qui s’estime capable de séduire n’importe quelle femme et de massacrer n’importe quel homme, la mèche passée au gel, le visage à l’autobronzant et, son fil torsadé descendant le long d’un cou de taureau, l’inévitable oreillette, totalement ridicule à l’ère du Bluetooth.
Un blaireau.
– Qu’est-ce que tu veuouchh !
Non, cette étrange orthographe n’est pas l’expression d’un défaut de langue gardeducoresque, elle permet d’illustrer l’effet de la mallette que je viens de lui balancer à travers la figure.
Pour faire bonne mesure, je lui enfonce un genou dans le bas-ventre et, quand il se plie en deux, je l’achève d’un coup de coude sur la nuque.
Pas de temps à perdre, moi.
Monsieur Muscles s’endort gentiment sur les marches du mobile home et je pars à la recherche d’Edgar. Je le trouve endormi dans un lit assez grand pour accueillir, en plus de notre PDG favori, Blanche-Neige, le Prince Charmant et au moins six des sept nains. Ce ne serait toutefois pas très moral et Edgar a choisi de dormir seul.
Je le réveille en lui pinçant le nez.
Assez fort pour que son premier mot, lorsqu’il s’éveille, soit un cri de douleur, ce qui me permet de lui annoncer tranquillement la bonne nouvelle.
– Siyah est mort.
Je dois reconnaître qu’Edgar possède des nerfs d’acier et une impressionnante capacité de réaction. Loin de se disperser en stupides simagrées ou en dénégations encore plus stupides, il s’assied et braque sur moi un regard noir même s’il est bleu.
– Qui l’a tué ?
À question courte, réponse brève.
– Moi.
– Manuel !
Tiens, monsieur Muscles s’appelle Manuel.
– Manuel dort.
Je montre à Edgar la mallette qui m’a servi à discuter avec son garde du corps et la sacoche de l’ordi que je porte toujours en bandoulière. J’attends qu’il ait compris et, généreuse, je lui offre un conseil :