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Petite pause pour que le prof comprenne le jeu de mots et cesse d’entretenir des illusions à mon sujet, et je continue :

– … gros et il a gagné !

Le visage défait du prof, ses épaules voûtées, son air abattu mais aussi, et heureusement pour lui, les couleurs qui reviennent à ses joues lorsqu’il réalise que je suis un cas isolé et, a priori, non contagieux pour les autres élèves, m’indiquent que j’ai gagné au moins une semaine de tranquillité.

Je m’installe confortablement sur ma chaise et, tandis que la nuit s’approprie la ville, mon regard s’échappe par la fenêtre pour la rejoindre.

Mon esprit, lui, se met à tourner autour de ma mission dans l’espoir de trouver la porte d’entrée.

Et vous savez quoi ?

Il ne la trouve pas !

Tout paraissait pourtant facile quand Walter m’a expliqué ce que l’Association attendait de moi.

– Conflit territorial. Le lycée Bordage a été construit sur un lieu de culte gobelin et…

– Les gobs sont croyants ?

– Euh… Pas au sens où nous l’entendons. Disons qu’ils vénèrent une entité mystique appelée…

– L’Âme de la Grande Bouche Édentée.

Il m’a lancé un regard oscillant entre approbation et étonnement.

– L’Âme de la Grande Bouche Édentée, c’est ça.

Il semblait si stupéfait que je me suis sentie tenue de me défendre :

– Inutile de prendre cet air surpris, j’ai étudié les us et coutumes des gobs.

– Tu sais donc que leurs rites échappent à notre compréhension.

– Oui.

– Le lycée Bordage a été bâti sur un territoire qu’ils considèrent comme sacré. À l’époque, l’Association a veillé à ce qu’un accord valide soit signé mais aujourd’hui les…

– Un accord a été signé entre les architectes qui ont conçu le lycée et les gobs ?

– Les gobelins, Ombe, pas les gobs, et je te rappelle que, pour les architectes comme pour 99,99 % de la population, les gobelins n’existent pas ! L’accord dont je te parle a été rédigé par l’Association et signé par les gobelins. Les sous-sols leur appartiennent pour mille ans. En échange, ils ont renoncé à se montrer à la surface.

– Sauf qu’ils ont changé d’avis. C’est ça ?

– C’est ça. Il semblerait que, cinquante ans après la signature de l’accord, l’Âme de la Grande Bouche Édentée leur ait soufflé qu’ils s’étaient fait rouler. Ils ont donc décidé de revendiquer le lycée.

– Et, bien sûr, il n’est pas question de le leur restituer.

– Bien sûr. Par chance, les gobelins sont aussi légalistes qu’une assemblée de clercs de notaires. Tu n’auras qu’à leur rappeler l’accord, les menacer de poursuites judiciaires avec demande de dommages et intérêts s’ils ne tiennent pas parole et tout devrait rentrer dans l’ordre.

– D’accord. Je m’occupe des gobs et du reste.

Étrangement, cette affirmation pleine d’assurance n’a pas paru rassurer Walter.

– Ombe ?

– Oui ?

– De la discrétion, d’accord ? De la discrétion !

Cette discussion date d’une semaine et alors que je pensais n’avoir besoin que d’un jour ou deux pour régler le problème, je commence à envisager le pire. En une semaine, je n’ai, en effet, pas aperçu l’ombre d’un gobelin. Mes incursions nocturnes dans les caves du lycée se sont avérées vaines et je n’ai pas le début de commencement d’une idée pour amorcer ma mission.

Étonnez-vous après ça que je sois tendue.

Concentrée sur mes pensées, je n’aperçois que tardivement le camion qui entre dans la cour du lycée. Ce n’est pourtant pas un petit camion mais un monstre à benne chargé d’une montagne de terre. Il s’immobilise sous ma fenêtre et une dizaine de types en combinaison bleue en descendent, outils à la main.

Curieux ces types. Pas vraiment l’allure d’ouvriers des travaux publics.

Leur taille d’abord. Le plus grand ne doit pas mesurer plus d’un mètre quarante.

Leur allure ensuite. Sautillante.

Leur activité enfin. Alors que la benne du camion se relève lentement, ils abandonnent pioches et pelles, se munissent de fruits pourris et, les utilisant en guise de craie sur le goudron de la cour, ils entreprennent de tracer un…

Mon sang ne fait qu’un tour.

Ces types sont en train de tracer un pentacle géant autour du camion !

Non. Pas ces types.

Ces gobelins !

3

J’ai la main sur la poignée de la fenêtre lorsque l’avertissement de Walter me revient en mémoire.

De la discrétion !

D’accord. Détourner l’attention du prof et des élèves avant de passer à l’action.

Oui, mais comment ?

Je pousse un soupir en réalisant que, cette fois, je n’échapperai pas à la pratique de la magie.

Or, par tous les diables, je déteste la magie.

Le tralala que réclame un simple sort m’exaspère. Baragouiner une formule stupide, en latin si on a de la chance, en égyptien antique, en sanscrit, ou en araméen le reste du temps, choisir les ingrédients appropriés dans une liste aussi longue que l’aurait été la muraille de Chine si ses constructeurs ne s’étaient pas montrés fainéants, se souvenir de la gestuelle qui correspond au sort, gestuelle évidemment ridicule, et, pour finir, courir le risque que, pour une raison tordue, le sort ne fonctionne pas.

Je déteste la magie !

Sans doute, Ombe, mais tu n’as pas le choix.

Je farfouille dans mon sac à la recherche du nécessaire à magie qui ne quitte pas l’Agent de terrain que je suis et je commence à réfléchir au sort que je vais lancer.

Un sort simple.

Je n’ai pas le temps d’en concocter un complexe. Peut-être pas les moyens non plus mais ça, vous n’avez pas intérêt à le répéter.

Simple donc.

Je trouve au moment où je mets la main sur mon nécessaire. Générer un bruit dans le couloir. Au pire les têtes se tourneront en direction de la porte, au mieux tout le monde sortira pour voir ce qui se passe.

Un bref instant, j’envisage d’appeler Jasper sur son portable. Il possède le sex-appeal d’une huître, perd ses – petits – moyens dès que le mot danger est prononcé et ses yeux ont une fâcheuse tendance à s’égarer sur ma poitrine, mais en magie il assure un max. Il assure quand il faut réfléchir et se montre lamentable dès qu’il faut agir.

Le contraire de moi.

Physiquement, je joue dans la catégorie haut de gamme – si vous pensez que je me vante, demandez à Dylan Martin quand il se réveillera –, j’adore sentir l’adrénaline courir dans mes veines et je ne me souviens pas avoir reçu autre chose que des félicitations en sports de combat.

En revanche, quand il faut finasser ou couper les cheveux en quatre dans le sens de la longueur, je m’énerve et je manque euh… d’efficacité.

Je vais quand même le lancer, ce fichu sort, et comme je me vois mal appeler Jasper alors que je suis en cours, je vais me débrouiller seule.

Une pincée de topaze broyée – si ce n’est pas pitié, broyer une si belle pierre – pour le son, une feuille de garance voyageuse pour la distance et trois poils de chat parce que je le sens ainsi et que l’intuition constitue une part essentielle de la magie.

J’enroule la pincée de topaze et les poils de chat dans la feuille de garance, j’en fais une boulette que, d’une pichenette, j’expédie du côté de la porte d’entrée en murmurant la formule adéquate :

– In sonotarum portabilis perfecta intra muros definitatum.

Jasper a suffisamment insisté pour que je finisse par le comprendre : la magie est plus ancienne que l’homme. Beaucoup plus ancienne. Jouer avec les arcanes – ou, dans mon cas, s’emmêler les pieds dedans – implique effectuer une plongée dans un passé plusieurs fois millénaire et les chances de succès de cette plongée augmentent proportionnellement à l’ancienneté de la langue utilisée pour les incantations. Le proto-bantou est ainsi plus efficace que le français, tandis que vouloir jeter un sort en espéranto est aussi vain que chercher à s’envoler quand on est une enclume.