Or, autant l’avouer, si je suis brillante en langues vivantes – nous y reviendrons – les langues mortes me donnent de l’urticaire, ce qui complique passablement mes rapports, déjà tendus, avec la magie.
Je suis toutefois confiante. Certes, prononcée en quenya, le haut-elfique dont Jasper me rebat les oreilles, ma formule magique aurait gagné en efficacité – la langue du vieux peuple, tissée avec des fils de pouvoir sur la trame des vérités originelles, est liée aux éléments primordiaux… – mais je ne parle pas un mot de quenya. Pas grave. Énoncée en latin, même en latin de cuisine, elle devrait fonctionner.
Exact.
Elle fonctionne.
Elle fonctionne très bien.
Quoique pas exactement comme je l’escomptais.
Au moment précis où ma boulette s’écrase sur le sol, un borborygme gras et sonore, véritable éructation de mammouth, s’élève, non du couloir mais de sous ma chaise.
Dans un ensemble parfait, toutes les têtes se tournent vers moi tandis qu’un murmure dégoûté parcourt la salle.
Maudite magie !
Feignant l’indifférence, je jette un regard dehors et retiens à grand-peine un juron.
Le camion a achevé de benner le tas de terre qu’il transportait. Il est en train de quitter le pentacle par l’ouverture ménagée à cet effet.
Pas besoin d’être sorcière pour comprendre ce qui se passera ensuite.
Les gobs vont achever leur tracé puis ils…
– Par les couilles de Lucifer !
Il a fini par jaillir ce fichu juron.
Tandis que la moitié des élèves éclate de rire, que l’autre moitié reste bouche bée, le prof, écarlate, m’apostrophe d’une voix ulcérée :
– Mademoiselle Duchemin, votre attitude est inadmissible ! Veuillez sortir de cette salle !
Puisqu’il me le demande…
J’ouvre la fenêtre.
Waouh !
Quatre étages !
Ça va faire mal.
D’accord, mais je n’ai pas le choix. L’urgence prime la discrétion. C’est du moins ma conviction. Il faudra d’ailleurs que je propose à Walter d’ajouter ce principe aux neuf règles qui régissent l’Association.
J’enjambe l’appui de la fenêtre.
Hurlements horrifiés dans la classe.
– Mademoiselle Duchemin ! Non ! Attendez, je…
Je saute.
4
Aïe !
5
Je me redresse en grimaçant.
Mal négociée ma chute. J’ai glissé en touchant le sol, je me suis ramassée sur les genoux et j’ai bousillé mon jean. Un jean acheté dans une boutique de luxe avec ma première paie d’Agent. Ils vont m’entendre, ces maudits gobs !
Je me précipite vers eux, en boitillant un peu tout de même et, tandis que je m’efforce d’extraire ma carte professionnelle de ma poche, je pousse un cri que je juge très convaincant :
– Personne ne bouge !
Je n’ai encore jamais rencontré de gobelin mais j’ai lu beaucoup d’ouvrages à leur sujet – la plupart n’étant pas référencés à la Bibliothèque nationale – et les séminaires les concernant sont parmi les plus intéressants que j’ai suivis ces derniers mois. Sans être une experte, j’estime bien les connaître. Les gobs évoluent dans une société complexe et fortement hiérarchisée qui fascine l’indépendante maladive, presque asociale, que je suis. Ils obéissent à un entrelacs de conventions strictes fondées sur la naissance, l’argent et les règles du marché. Collectivement, ils sont prétentieux, intolérants, orgueilleux. Individuellement, ils se montrent râleurs, chicaniers et, par-dessus tout, têtus. Apparence physique mise à part, de tous les Anormaux, ce sont sans doute ceux qui ressemblent le plus aux hommes.
« Personne ne bouge ! » ai-je crié.
Peine perdue.
Tandis que deux d’entre eux achèvent le pentacle, qu’un troisième entame une invocation à faire mourir Jasper de jalousie, les autres se placent devant moi pour m’interdire le passage.
J’extirpe enfin ma carte des profondeurs de mon jean et je réitère mon ordre :
– Personne ne bouge !
Étrange comme une simple plaque de plexiglas gravée du A majuscule de l’Association peut changer les choses.
Je suis obéie.
Instantanément.
Et à la lettre.
Les sept gobelins qui se sont placés devant moi pour me gêner s’immobilisent. Devant moi. Et continuent à me gêner.
Ceux qui s’occupaient du pentacle s’immobilisent aussi. On s’en fiche, ils ont achevé leur tracé.
Quant au dernier, il continue tranquillement son invocation. Sans bouger.
– Arrête-toi ! Merde ! Tais-toi !
Bien joué, Ombe, mais un peu tard. L’incantation, comme le pentacle, est finie.
Le gob le plus proche de moi me jette un regard insolent qui me donne illico l’envie de lui balancer mon poing dans la figure. C’est pas très joli un gobelin, trogne fripée, nez bulbeux, dents en désordre et plantation de verrues ; quand, en plus, il se fiche de vous, il y a de quoi perdre son sang-froid.
Je parviens in extremis à me contrôler.
– Mais qu’est-ce que vous fichez ?
– Territoire sacré du beau peuple pollutionné par la constructivité des humains, me lance le gobelin. Nous récupégardons ce qui nous appartiendait.
Je n’ai pas le temps de lui rétorquer que ses droits sur le lycée sont aussi inexistants que sa syntaxe est défectueuse, l’immense tas de terre benné par le camion est soudain agité d’un inquiétant soubresaut.
Tandis que ses bords s’effondrent, son centre s’élève de plusieurs mètres, prend la forme d’une colonne d’aspect humanoïde, aspect humanoïde que l’adjonction de deux bras aussi épais qu’un homme finit de valider.
– Merde, merde, merde !!!
Il ne s’agit pas d’une formule magique mais de l’expression d’un sentiment proche de la panique. Les gobs ont invoqué un Élémentaire !
Encore quelques secousses et l’Élémentaire achève de se former. Trois mètres de haut pour deux de large, il est constitué d’un conglomérat de terre et de cailloux que je sais aussi dur que du béton. Il est planté sur deux jambes encore plus énormes que ses bras et si son visage n’est qu’une effrayante esquisse dépourvue d’orifices, le reste est en parfait état de marche.
Un Élémentaire n’est pas à proprement parler un Anormal. Il s’agit plutôt d’une force liée à la nature qu’une invocation amène à la vie. Et quand je dis vie, je suis excessive. Un Élémentaire n’est dirigé que par des pulsions primaires et la volonté du magicien qui l’a invoqué. Il arrive qu’un Élémentaire s’auto-invoque mais cette génération spontanée est extrêmement rare et, neuf fois sur dix, résulte, en réalité, d’un sortilège de protection jeté sur un lieu de pouvoir par un magicien mort et oublié depuis longtemps.
La plupart du temps, un Élémentaire n’a pour objectif que le retour à l’élément dont il est issu : terre, eau, air, feu, et puisque le seul moyen d’y parvenir est d’accomplir ce pour quoi il a été invoqué, il l’accomplit le plus rapidement possible et sans trop tergiverser. L’Élémentaire est en quelque sorte la main-d’œuvre idéale pour l’invocateur qui ne cherche pas la finesse.
Celui qui s’est matérialisé devant moi ne déroge pas à la règle. De toute évidence, les gobs l’ont appelé pour détruire le lycée du toit jusqu’aux fondations, et que le lycée en question abrite des élèves ne lui pose pas plus de problèmes de conscience qu’à ses maîtres. Il effectue un pas qui le conduit à la limite du pentacle.
– Hé toi ! Arrête !
J’ai crié. Avec le même résultat que si j’avais ordonné à un train de s’envoler. Un gobelin aussi sournois que laid m’adresse une affreuse grimace.