Bref, j’avais cinq ans lorsqu’un peut-être futur grand frère, aîné d’une peut-être future famille, m’a attrapée par les cheveux afin de m’obliger à jouer au docteur avec lui. Nous étions dans la cuisine et je n’ai eu qu’à tendre le bras pour saisir une poêle en fonte qui passait par là. Une fois calmées les ardeurs médicales du peut-être futur grand frère, j’ai quitté la maison par la fenêtre.
Que cette fenêtre se soit trouvée au troisième étage n’a eu aucun effet notoire sur l’événement mais les vingt-trois points de suture de l’apprenti docteur ont gommé l’adjectif « possible » de notre avenir commun et l’expression « quelle délicieuse petite fille » de la bouche de ses parents pour la remplacer par « il n’est pas envisageable que nous accueillions chez nous une enfant aussi instable et potentiellement dangereuse ».
Instable et potentiellement dangereuse.
Un descriptif partiel et partial de ma personne qui m’a accompagnée durant mon enfance puis ma jeunesse sans pour autant les rendre malheureuses. Et vous savez pourquoi ? Parce que je me fiche de ce qu’on pense de moi. Je m’en fiche complètement. Mieux que ça, l’idée que l’on me considère comme potentiellement dangereuse a tendance à me réjouir.
J’ai donc grandi entourée de copains et de copines, à la place des frères et sœurs habituels, rendant des comptes, parfois, à des éducateurs et non à des parents. Et vous savez quoi ? Ça ne change rien !
Enfin, je crois.
Bon. Et l’Association, alors ?
L’accident de la grande roue du parc de la Ronde à Montréal, ça vous rappelle quelque chose ? Non ? Il a pourtant fait du bruit et je ne parle pas uniquement du bruit de ma nacelle quand elle s’est détachée.
J’avais quatorze ans à l’époque et l’équipe du centre qui m’hébergeait depuis quelques mois avait eu l’idée géniale de nous conduire sur l’île Sainte-Hélène pour une journée de détente.
La grande roue n’est pas la plus impressionnante des attractions du parc. Niveau sensations, Goliath ou Vertigo jouent dans la catégorie supérieure. Sauf que pour celui ou celle qui a toujours rêvé d’être un oiseau, la grande roue c’est le top. J’ai tenté de convaincre mes copines de m’accompagner mais elles n’étaient pas intéressées et je suis montée seule à la rencontre du ciel.
Deux tours puis, alors que j’amorçais la descente, un craquement sinistre dans les fixations métalliques au-dessus de ma tête. Je n’ai pas eu le temps de me poser des questions ni d’avoir peur. Ma nacelle s’est décrochée avec un boucan infernal. Elle a rebondi sur les rayons de la roue, a percuté son axe, s’est écrasée sur la cabane d’un vendeur de barbe à papa avant d’achever sa course folle contre un arbre.
Et vous savez quoi ?
Je ne me suis même pas cassé un ongle.
J’étais seule dans la nacelle et quand j’en suis sortie sous les regards stupéfaits des badauds, j’avais les idées à l’envers. Mon corps, lui, était parfaitement opérationnel.
« La miraculée de la grande roue » m’a-t-on appelée dans les quotidiens du lendemain, un des journalistes, sans doute sous l’effet de drogues psychotropes, n’hésitant pas à me comparer à un ange tombé du ciel. D’accord, j’ai les cheveux blonds et à quatorze ans j’étais déjà mignonne mais le coup de l’ange, ça m’a fait rigoler.
Le lendemain, un type est venu me voir au centre. Il s’est présenté comme un expert en assurances chargé de l’enquête sur l’histoire de la veille ; j’ai très vite compris qu’il n’était pas celui qu’il prétendait.
– Tu as connu d’autres mésaventures de ce genre ? m’a-t-il demandé après avoir pris quelques notes bidon sur les circonstances de l’accident.
Je l’ai regardé au fond du crâne, histoire de m’assurer qu’il ne se moquait pas de moi.
– Ouais.
Il a vérifié que personne ne nous écoutait puis s’est penché vers moi.
– Raconte !
– Chaque fois que je monte sur un manège, il se casse la figure.
Il a écarquillé les yeux.
– C’est vrai ?
– Non. En revanche si vous voulez vraiment que je vous raconte ma vie, il va falloir que vous m’expliquiez qui vous êtes et ce que vous voulez.
La surprise qui s’est peinte sur le visage du type m’a procuré le même plaisir qu’une tablette de chocolat aux noisettes. Pourquoi les adultes imaginent-ils si souvent qu’enfance rime plus avec déficience qu’avec intelligence ?
Il a hésité un instant puis s’est décidé à parler.
– Je travaille pour une association un peu particulière. Une association qui a des ramifications partout dans le monde mais que peu, très peu de gens connaissent.
– Une association secrète ?
– C’est ça, une association secrète.
– Et vous faites quoi dans votre association ? Espionnage ? Trafic de drogue ? Recel ? Vente d’armes ?
Nouvelle tablette de chocolat aux noisettes.
– Non. Nous gérons les Anormaux.
– Les quoi ?
– Les Anormaux. Ces créatures que la plupart des hommes considèrent comme mythiques et qui existent pourtant bel et bien.
– Des créatures ?
– Vampires, trolls, garous, goules, daedroths, Élémentaires, esprits divers et variés, gobelins, kobolds, et une foule de cousins moins connus mais tout aussi réels…
Le type s’est tu pour savourer à son tour la tablette de chocolat que lui offrait ma stupeur.
– Vous plaisantez ?
– Absolument pas. Les Anormaux existent et le but de l’Association n’est ni de les détruire ni de révéler leur existence mais de les gérer. En toute discrétion, avec comme objectif unique de préserver le fragile équilibre qui règne entre eux et nous, les Normaux.
J’ai laissé échapper un sifflement.
– Waouh ! Ça c’est un boulot génial !
– À qui le dis-tu ! Complexe, parfois dangereux mais génial.
– Cela dit, à supposer que vous ne soyez pas un total mytho et que les vampires ou les trolls ne soient pas des légendes, ce ne doit pas être facile de les… gérer.
– Non. En effet. C’est pour cette raison que l’Association emploie des Paranormaux.
– Des quoi ?
– Des Paranormaux. Des humains qui possèdent un pouvoir, un talent, une capacité qui les rend… différents et donc plus aptes que d’autres à gérer les Anormaux. Ils sont peu nombreux et lorsque nous en découvrons un, ou une, nous faisons notre possible pour l’engager. Un département entier de l’Association a pour tâche de repérer les Paranormaux et de les convaincre de rejoindre l’Association. Je travaille pour ce département.
– Et ?
Le type a souri.
– J’ai beaucoup parlé, tu n’as rien dit.
– Parce que j’ai quelque chose à dire ?
– Oui. M’expliquer, par exemple, comment tu peux sortir indemne d’une nacelle qui tombe de trente mètres de haut, rebondit une douzaine de fois et s’écrase contre un arbre…
J’ai réfléchi une seconde puis j’ai haussé les épaules. Je n’avais encore jamais raconté ça à personne et je n’avais pas prévu de le faire avant d’avoir fêté mes cent cinquante ans, mais il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, non ?
– Disons que… je ne me casse pas facilement.
Léger sourire en retour.
– Vraiment ?
Ce diable de type ne semblait pas décidé à se satisfaire d’un euphémisme. Un bon point pour lui.
Il voulait savoir ?
Il allait savoir.
– D’accord. Disons que je suis presque incassable.