Un réflexe, par définition, ne se contrôle pas. Je balance le mordeur le plus loin possible. Manque de bol pour lui, la fenêtre est ouverte, ce qui permet de vérifier l’ancien adage selon lequel la différence entre un oiseau et un gobelin ne réside pas dans leur façon de chanter. Il s’écrase douze mètres plus bas et trouve logique de mourir sur le coup.
Et un gobelin de moins, un.
Un joli vent de panique se met à souffler sur la salle polyvalente. Les gobelins se ruent vers la sortie mais je me rue plus vite qu’eux et leur barre le passage. Demi-tour précipité des gobelins en direction des lycéens qui hurlent de plus belle. Quelque part dans le lycée, une sirène entame son concert tandis que, dans la rue, ses cousines policières et pompières lui donnent la réplique.
« De la discrétion, Ombe, de la discrétion ! » L’image de Walter, figure écarlate sur chemise bleue et cravate jaune canari, me fait crisser des dents. Crissement que je transforme en ordre. En ordres :
– Les gobs, vous ne bougez plus ! Les autres, vous quittez la salle dans le calme !
Pour une fois, je suis obéie. Pas à la lettre mais obéie quand même. Les gobelins, s’ils continuent à s’agiter, cessent de vouloir forcer le passage et les lycéens quittent la salle. Pas dans le calme, mais ils quittent la salle.
Du coin de l’œil, j’avise une dizaine de véhicules giropharesques qui pénètrent dans la cour. Une horde de types en uniforme en débarque pour se déployer avec l’efficacité des acteurs pro dans les films d’action made in USA. Fissa, Ombe, ton temps est compté.
Je sors ma carte, masquant du pouce le mot « stagiaire », trop voyant à mon goût, sous le A qui indique mon appartenance à l’Association, et j’aboie :
– Vous la fermez et vous ne bougez plus d’un poil !
« L’Agent chevronné, soucieux d’être compris, adaptera son vocabulaire à l’Anormal auquel il s’adresse. »
Le conseil, offert par un éminent spécialiste des langues anormales, me revient en mémoire un peu tard. La moitié des gobs contemplent la porte en se demandant visiblement comment la fermer alors qu’ils n’ont pas le droit de l’approcher, les autres observent avec inquiétude les poils qui couvrent chaque centimètre carré de leur peau. Je me reprends très vite :
– Vous vous taisez et vous ne bougez plus !
Puis j’enchaîne :
– Rupture de contrat. Si vous ne réintégrez pas, immédiatement et à jamais, vos cavernes, vous serez condamnés à verser mille trois cent douze pièces d’or par journée de présence à l’extérieur plus un demi-litre de sang de dragon chaque fois qu’un humain apercevra l’un de vous.
J’ai étudié les gobs, je sais que le porte-monnaie est leur point le plus sensible et, depuis une semaine que je végète entre ces murs, j’ai eu le temps de préparer ma tirade. Son impact porte néanmoins au-delà de mes rêves les plus fous. Les gobelins tombent à genoux et, dans un merveilleux ensemble, me supplient :
– Non, par pitié, nous pas méritassions d’être ruinassés du prix hors de prix du sang de dragon et du prix cher de tant beaucoup de pièces d’or cher.
Sans la moindre pitié, je leur porte le coup de grâce :
– Le coût du procès que vous intentera l’Association sera à votre charge, votre réputation sera ruinée et il est probable que la Grande Bouche Édentée se détourne à jamais de vous !
Deuxième point ultrasensible du gob : sa réputation. Un d’entre eux s’évanouit tandis que ses compagnons n’en mènent guère plus large.
– Si vous ne voulez pas être considérés pour l’éternité comme un peuple de menteurs parjures et endettés, rentrez chez vous et ne revenez plus !
Je montre la sortie d’un geste péremptoire et les gobelins se précipitent. En quelques secondes, je me retrouve seule.
Pas pour longtemps. Des bruits de pas dans les escaliers proches, des appels, des cris… Il est temps de disparaître.
De la discrétion, Ombe. De la discrétion.
9
Ma moto, une Kawa Z1000, noire comme la nuit, démarre au quart de tour.
J’adore le chant de son moteur relayé par ses quatre échappements. Feutré à bas régime, il monte dans les aigus à partir de 5000 tours, devient rugissement à 7000 et à 9000 c’est l’apothéose. En plus, elle n’est même pas trafiquée, ma bécane. Ou à peine.
J’accorde un moment de plaisir à mes oreilles et d’apaisement à ma tête puis, alors que je rêve de mettre les gaz, je tourne la clef et je prends mon téléphone.
Mademoiselle Rose, pivot du bureau parisien de l’Association, répond aussitôt. D’accord, il n’est que dix-neuf heures mais je pense qu’au milieu de la nuit elle aurait aussi répondu. Je me demande si elle a une vie en dehors de l’Association.
– Oui, Ombe ?
Autre particularité de mademoiselle Rose, j’ai beau être en numéro masqué, elle sait toujours quand c’est moi qui appelle.
– Je… je…
Encore une particularité de mademoiselle Rose, elle me fait perdre mes moyens. Face à elle, je bafouille, je rougis, comme si je redevenais la petite fille timide que je n’ai jamais été. C’est terrible mais, malgré mes efforts, je bascule à chaque fois.
Bon. Je me reprends :
– La mission est achevée. Les gobs renoncent à leurs visées sur le lycée.
– Les gobs ?
– Euh… les gobelins.
– Parfait.
– Euh… mademoiselle Rose ?
– Oui, Ombe ?
Par tous les diables, je ne vais quand même pas me mettre à pleurnicher.
– Je… euh… question discrétion, j’ai… euh… un peu foiré.
– Un peu ou beaucoup ?
La voix de mademoiselle Rose n’a pas varié d’un iota et il serait vain d’y chercher trace d’une quelconque émotion, pourtant je tremble.
– Euh… Beaucoup.
– D’accord. Je lance la procédure d’effacement.
Et voilà une autre particularité de mademoiselle Rose : avec elle il n’y a pas de problèmes. Que des solutions. Un poids non négligeable quitte mes épaules tandis que je pousse un soupir de soulagement… qui se coince dans ma gorge.
– Ombe ?
– Euh… oui ?
– Nous t’attendons dans les locaux de l’Association demain à la première heure.
Et elle raccroche.
Merde ! C’était trop beau pour être vrai. Convocation au 13 rue du Horla rime avec passage dans le bureau de Walter et si ce dernier, malgré son statut de directeur de l’agence parisienne, ne m’effraie pas, je n’ai aucune envie de recevoir le savon qu’il me réserve.
Aucune envie mais pas le choix.
Merde !
J’avoue que ma mauvaise humeur ne dure pas. Comment demeurer morose quand on file à beaucoup à l’heure sur une moto de rêve qui répond à la moindre de vos sollicitations ?
Impossible et, en entrant sur le périphérique, je me surprends à éclater de rire dans mon casque. La vie est belle, Ombe. Profite.
Ma Kawa est neuve. Comme mon téléphone high-tech et mon ordi portable. Et ce, grâce à l’incroyable coup de bol qui m’a amenée un soir du mois dernier à prendre un café dans un rade rue Legendre. Je vous raconte ? Ne vous inquiétez pas, ce sera bref.
J’étais assise sur une banquette au fond du rade lorsqu’un type s’est approché de moi. La quarantaine entretenue avec soin, propre sur lui, bien fichu mais pas du tout mon genre.
Je m’apprêtais à le renvoyer dans ses buts, il m’a prise de vitesse :
– Détendez-vous, mademoiselle, je n’ai aucune intention de vous draguer, juste vous proposer un travail facile et joliment rémunéré.
Il a dû s’apercevoir que la tirade qu’il voulait rassurante n’avait pas joué son rôle parce qu’il a poursuivi sans reprendre son souffle :
– Je suis photographe pour un mensuel connu et je prépare un reportage sur la mouvance gothique. J’ai besoin de modèles et vous correspondez exactement à ce que je recherche.