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Ce qui est rigoureusement démontré pour le bouddhisme ne l'est pas moins pour le brahmanisme. Les races de l'Inde étant extrêmement diverses, il était facile de présumer que, sous des noms identiques, elles devaient avoir des croyances religieuses extrêmement différentes. Sans doute tous les peuples brahmaniques considèrent Vishnou et Siva comme leurs divinités principales, les Védas comme leurs livres sacrés; mais ces dieux fondamentaux n'ont laissé dans la religion que leurs noms, les livres sacrés que leur texte. A côté d'eux se sont formés des cultes innombrables où l'on retrouve, suivant les races, les croyances les plus variées: monothéisme, polythéisme, fétichisme, panthéisme, culte des ancêtres, des démons, des animaux, etc. A ne juger des cultes de l'Inde que par ce qu'en disent les Védas, on n'aurait pas la plus légère idée des dieux ni des croyances qui règnent dans l'immense péninsule. Le titre des livres sacrés est vénéré chez tous les brahmanes, mais de la religion que ces livres enseignent, il ne reste généralement rien.

L'islamisme lui-même, malgré la simplicité de son monothéisme, n'a pas échappé à cette loi: il y a loin de l'islamisme de la Perse à celui de l'Arabie et à celui de l'Inde. L'Inde, essentiellement polythéiste, a trouvé moyen de rendre polythéiste la plus monothéiste des croyances. Pour les cinquante millions de musulmans hindous, Mahomet et les saints de l'Islam ne sont guère que des dieux nouveaux ajoutés à des milliers d'autres. L'islamisme n'a même pas réussi à établir dans l'Inde cette égalité de tous les hommes, qui fut ailleurs une des causes de son succès: les musulmans de l'Inde pratiquent, comme les autres Hindous, le système des castes. Dans le Dekkan, parmi les populations dravidiennes, l'islamisme est devenu tellement méconnaissable, qu'on ne peut guère le distinguer du brahmanisme; il ne s'en distinguerait même pas du tout sans le nom de Mahomet, et sans la mosquée, où le prophète, devenu dieu, est adoré.

Il n'est pas besoin d'aller jusque dans l'Inde pour voir les modifications profondes qu'a subies l'islamisme en passant d'une race à une autre. Il suffit de regarder notre grande possession, l'Algérie. Elle contient deux races fort différentes: Arabes et Berbères, également musulmans. Or, il y a loin de l'islamisme des premiers à celui des seconds; la polygamie du Coran est devenue monogamie chez les Berbères, dont la religion n'est guère qu'une fusion de l'islamisme avec le vieux paganisme qu'ils ont pratiqué depuis les âges lointains où dominait Carthage.

Les religions de l'Europe elles-mêmes ne sont pas soustraites à la loi commune de se transformer suivant l'âme des races qui les adoptent. Comme dans l'Inde, la lettre des dogmes fixés par les textes est restée invariable; mais ce sont de vaines formules dont chaque race interprète le sens à sa façon. Sous la dénomination uniforme de chrétiens, on trouve en Europe de vrais païens, tels que le Bas-Breton priant des idoles; des fétichistes, tels que l'Espagnol qui adore des amulettes; des polythéistes, tels que l'Italien qui vénère comme des divinités fort diverses les madones de chaque village. Poussant l'étude plus loin, il serait facile de montrer que le grand schisme religieux de la Réforme fut la conséquence nécessaire de l'interprétation d'un même livre religieux par des races différentes: celles du Nord voulant discuter elles-mêmes leur croyance et régler leur vie, et celles du Midi restées bien en arrière au point de vue de l'indépendance et de l'esprit philosophique. Aucun exemple ne serait plus probant.

Mais ce sont là des faits dont le développement entraînerait trop loin. Nous devrons passer plus vite encore sur deux autres éléments fondamentaux de la civilisation, les institutions et les langues, parce qu'il faudrait entrer dans des détails techniques qui sortiraient par trop des limites de ce travail. Ce qui est vrai pour les croyances l'est également pour les institutions; ces dernières ne peuvent se transmettre d'un peuple à un autre sans se transformer. Sans vouloir multiplier les exemples, je prie le lecteur de considérer simplement combien, dans les temps modernes, les mêmes institutions, imposées par la force ou la persuasion, se transforment suivant les races, tout en conservant des noms identiques. Je le montrerai dans un prochain chapitre, à propos des diverses régions de l'Amérique.

Les institutions sont en réalité la conséquence de nécessités sur lesquelles la volonté d'une seule génération d'hommes ne saurait avoir d'action. Pour chaque race et pour chaque phase de l'évolution de cette race, il y a des conditions d'existence, de sentiments, de pensées, d'opinions, d'influences héréditaires qui impliquent certaines institutions et n'en impliquent pas d'autres. Les étiquettes gouvernementales importent fort peu. Il n'a jamais été donné à un peuple de choisir les institutions qui lui semblaient les meilleures. Si un hasard fort rare lui permet de les choisir, il ne saurait les garder. Les nombreuses révolutions, les changements successifs de constitutions auxquels nous nous livrons depuis un siècle constituent une expérience qui aurait dû fixer depuis longtemps l'opinion des hommes d'Etat sur ce point. Je crois d'ailleurs qu'il n'y a plus guère que dans l'obtuse cervelle des foules et dans l'étroite pensée de quelques fanatiques que puisse encore persister l'idée que des changements sociaux importants se font à coups de décrets. Le seul rôle utile des institutions est de donner une sanction légale aux changements que les mœurs et l'opinion ont fini par accepter. Elles suivent ces changements mais ne les précèdent pas. Ce n'est pas avec des institutions qu'on modifie le caractère et la pensée des hommes. Ce n'est pas avec elles qu'on rend un peuple religieux ou sceptique, qu'on lui apprend à se conduire lui-même au lieu de demander sans cesse à l'Etat de lui forger des chaînes.

Je n'insisterai pas plus pour les langues que je ne l'ai fait pour les institutions, et me bornerai à rappeler qu'alors même qu'elle est fixée par l'écriture, une langue se transforme nécessairement en passant d'un peuple à un autre, et c'est cela même qui rend si absurde l'idée d'une langue universelle. Sans doute, moins de deux siècles après la conquête, les Gaulois, malgré l'immense supériorité de leur nombre, avaient adopté le latin; mais cette langue, le peuple la transforma bientôt suivant ses besoins et la logique spéciale de son esprit. De ces transformations, notre français moderne est finalement sorti.

Des races différentes ne sauraient longtemps parler la même langue. Les hasards des conquêtes, les intérêts de son commerce pourront sans doute amener un peuple à adopter une autre langue que sa langue maternelle, mais, en peu de générations, la langue adoptée sera entièrement transformée. La transformation sera d'autant plus profonde que la race à laquelle la langue a été empruntée diffère davantage de celle qui l'a empruntée.

On est toujours certain de rencontrer des langues dissemblables dans les pays où subsistent des races différentes. L'Inde en fournit un excellent exemple. La grande péninsule étant habitée par des races nombreuses et diverses, il n'est pas étonnant que les savants y comptent deux cent quarante langues, quelques-unes différant beaucoup plus entre elles que le grec ne diffère du français. Deux cent quarante langues, sans parler d'environ trois cents dialectes! Parmi ces langues, la plus répandue est toute moderne, puisqu'elle n'a pas trois siècles d'existence; c'est l'hindoustani, formé par la combinaison du persan et de l'arabe, que parlaient les conquérants musulmans, avec l'hindi, une des langues les plus répandues dans les régions envahies. Conquérants et conquis oublièrent bientôt leur langue primitive pour parler la langue nouvelle, adaptée aux besoins de la race nouvelle produite par le croisement des divers peuples en présence.