Je ne saurais insister davantage et suis obligé de me borner à indiquer les idées fondamentales. Si je pouvais entrer dans les développements nécessaires, j'irais plus loin et je dirais que, lorsque des peuples sont différents, les mots considérés chez eux comme correspondants représentent des modes de penser et de sentir tellement éloignés, qu'en réalité leurs langues n'ont pas de synonymes et que la traduction réelle de l'une à l'autre est impossible. On le comprend en voyant, à quelques siècles de distance, dans le même pays, dans la même race, le même mot correspondre à des idées tout à fait dissemblables.
Ce que les mots anciens représentent, ce sont les idées des hommes d'autrefois. Les mots qui étaient à l'origine des signes de choses réelles ont bientôt leur sens déformé par suite des changements des idées, des mœurs et des coutumes. On continue à raisonner sur ces signes usés qu'il serait trop difficile de changer, mais il n'y a plus aucune correspondance entre ce qu'ils représentaient à un moment donné et ce qu'ils signifient aujourd'hui. Lorsqu'il s'agit de peuples très éloignés de nous, ayant appartenu à des civilisations sans analogie avec les nôtres, les traductions ne peuvent donner que des mots absolument dénués de leur sens réel primitif, c'est-à-dire éveillant dans notre esprit des idées sans parenté avec celles qu'ils ont évoquées jadis. Ce phénomène est frappant, surtout pour les anciennes langues de l'Inde. Chez ce peuple aux idées flottantes, dont la logique n'a aucune parenté avec la nôtre, les mots n'ont jamais eu ce sens précis et arrêté que les siècles et la tournure de notre esprit ont fini par leur donner en Europe. Il y a des livres, comme les Védas, dont la traduction, vainement tentée, est impossible[8]. Pénétrer dans la pensée d'individus avec lesquels nous vivons, mais dont certaines différences d'âge, de sexe, d'éducation nous séparent, est déjà fort difficile; pénétrer dans la pensée de races sur lesquelles s'est appesantie la poussière des siècles est une tâche qu'il ne sera jamais donné à aucun savant d'accomplir. Toute la science qu'on peut acquérir ne sert qu'à montrer la complète inutilité de telles tentatives.
Si brefs et si peu développés que soient les exemples qui précèdent, ils suffisent à montrer combien sont profondes les transformations que les peuples font subir aux éléments de civilisation qu'ils empruntent. L'emprunt paraît souvent considérable, parce que les noms, en effet, changent brusquement; mais il est toujours en réalité fort minime. Avec les siècles, grâce aux lents travaux des générations, et par suite d'additions successives, l'élément emprunté finit par différer beaucoup de l'élément auquel il s'est substitué tout d'abord. De ces variations successives, l'histoire, qui s'attache surtout aux apparences, ne tient guère compte, et, quand elle nous dit, par exemple, qu'un peuple adopta une religion nouvelle, ce que nous nous représentons aussitôt, ce ne sont pas du tout les croyances qui ont été adoptées réellement, mais bien la religion telle que nous la connaissons aujourd'hui. Il faut pénétrer dans l'étude intime de ces lentes adaptations pour bien comprendre leur genèse et saisir les différences qui séparent les mots des réalités.
L'histoire des civilisations se compose ainsi de lentes adaptations, de petites transformations successives. Si ces dernières nous paraissent soudaines et considérables, c'est parce que, comme en géologie, nous supprimons les phases intermédiaires pour n'envisager que les phases extrêmes.
En réalité, si intelligent et si bien doué qu'on suppose un peuple, sa faculté d'absorption pour un élément nouveau de civilisation est toujours fort restreinte. Les cellules cérébrales ne s'assimilent pas en un jour ce qu'il a fallu des siècles pour créer, et ce qui est adapté aux sentiments et aux besoins d'organismes différents. De lentes accumulations héréditaires permettent seules de telles assimilations. Lorsque nous étudierons plus loin l'évolution des arts chez le plus intelligent des peuples de l'antiquité, les Grecs, nous verrons qu'il lui a fallu bien des siècles pour sortir des grossières copies des modèles de l'Assyrie et de l'Égypte, et arriver d'étapes en étapes successives aux chefs-d'œuvre que l'humanité admire encore.
Et cependant tous les peuples qui se sont succédé dans l'histoire – à l'exception de quelques peuples primitifs tels que les Égyptiens et les Chaldéens – n'ont guère eu qu'à s'assimiler, en les transformant suivant leur constitution mentale, les éléments de civilisation qui constituent l'héritage du passé. Le développement des civilisations eût été infiniment plus lent, et l'histoire des divers peuples n'eût été qu'un éternel recommencement, s'ils n'avaient pu profiter des matériaux élaborés avant eux. Les civilisations créées, il y a sept ou huit mille ans, par les habitants de l'Égypte et de la Chaldée, ont formé une source de matériaux où toutes les nations sont venues puiser tour à tour. Les arts grecs sont nés des arts créés sur les bords du Tigre et du Nil. Du style grec, est sorti le style romain qui, mélangé à des influences orientales, a donné successivement naissance aux styles byzantin, roman et gothique, styles variables suivant le génie et l'âge des peuples chez qui ils ont pris naissance, mais styles qui ont une commune origine.
Ce que nous venons de dire des arts est applicable à tous les éléments d'une civilisation: institutions, langues et croyances. Les langues européennes dérivent d'une langue mère jadis parlée sur le plateau central de l'Asie. Notre droit est le fils du droit romain, fils lui-même de droits antérieurs. La religion juive dérive directement des croyances chaldéennes. Associée à des croyances aryennes, elle est devenue la grande religion qui régit les peuples de l'Occident depuis près de deux mille ans. Nos sciences elles-mêmes ne seraient pas ce qu'elles sont aujourd'hui sans le lent labeur des siècles. Les grands fondateurs de l'astronomie moderne, Copernic, Kepler, Newton, se rattachent à Ptolémée, dont les livres servirent à l'enseignement jusqu'au XVe siècle, et Ptolémée se rattache, par l'école d'Alexandrie, aux Égyptiens et aux Chaldéens. Nous entrevoyons ainsi, malgré les formidables lacunes dont l'histoire de la civilisation est pleine, une lente évolution de nos connaissances qui nous fait remonter à travers les âges et les empires jusqu'à l'aurore de ces antiques civilisations, que la science moderne essaye aujourd'hui de rattacher aux temps primitifs où l'humanité n'avait pas d'histoire. Mais si la source est commune, les transformations – progressives ou régressives – que chaque peuple, suivant sa constitution mentale, fait subir aux éléments empruntés, sont fort diverses, et c'est l'histoire même de ces transformations qui constitue l'histoire des civilisations.
Nous venons de constater que les éléments fondamentaux dont se compose une civilisation sont individuels à un peuple, qu'ils sont le résultat, l'expression même de sa structure mentale, et qu'ils ne peuvent par conséquent passer d'une race à une autre sans subir des changements tout à fait profonds. Nous avons vu aussi que ce qui masque l'étendue de ces changements, c'est, d'une part, les nécessités linguistiques qui nous obligent à désigner sous des mots identiques des choses fort différentes, et, d'autre part, les nécessités historiques qui amènent à n'envisager que les formes extrêmes d'une civilisation, sans considérer les formes intermédiaires qui les unissent. En étudiant dans le prochain chapitre les lois générales de l'évolution des arts, nous pourrons montrer avec plus de précision encore la succession des changements qui s'opèrent sur les éléments fondamentaux d'une civilisation lorsqu'ils passent d'un peuple à un autre.
8
Parlant des nombreuses tentatives de traduction des Védas, un éminent indianiste, M. Barth, ajoute: «Un résultat se dégage de toutes ces études si diverses, et parfois si contradictoires, je veux dire notre impuissance à traduire ces documents au vrai sens du mot.»