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C'est en appliquant les principes développés dans le présent ouvrage que j'ai essayé de résoudre un problème cherché depuis longtemps: l'origine des arts de l'Inde. Le sujet étant fort peu connu et constituant une application intéressante de nos idées sur la psychologie des races, nous allons en résumer ici les lignes les plus essentielles[9].

Au point de vue des arts, l'Inde n'apparaît que fort tard dans l'histoire. Ses plus vieux monuments, tels que les colonnes d'Asoka, les temples de Karli, de Bharhut, de Sanchi, etc., sont de deux siècles à peine antérieurs à notre ère. Lorsqu'ils furent construits, la plupart des vieilles civilisations du monde ancien, celles de l'Égypte, de la Perse et de l'Assyrie, celle de la Grèce elle-même, avaient terminé leur cycle et pénétraient dans la nuit de la décadence. Une seule civilisation, celle de Rome, avait remplacé toutes les autres. Le monde ne connaissait plus qu'un maître.

L'Inde, qui émergeait si tard de l'ombre de l'histoire, avait donc pu emprunter bien des choses aux civilisations antérieures; mais l'isolement profond où naguère encore on admettait qu'elle avait toujours vécu, et l'étonnante originalité de ses monuments, sans parenté visible avec tous ceux qui les avaient précédés, a fait longtemps écarter toute hypothèse d'emprunts étrangers.

A côté de leur incontestable originalité, les premiers monuments de l'Inde montraient aussi une supériorité d'exécution que, dans la suite des siècles, ils ne devaient pas dépasser. Des œuvres d'une telle perfection avaient été précédées sans doute de longs tâtonnements antérieurs; mais, malgré les plus minutieuses recherches, aucune ébauche, aucun monument d'ordre inférieur ne révélait la trace de ces tâtonnements.

La découverte récente, dans certaines régions isolées du nord-ouest de la péninsule, de débris de statues et de monuments révélant des influences grecques évidentes avait fini par faire croire aux indianistes que l'Inde avait emprunté ses arts à la Grèce.

L'application des principes précédemment exposés et l'examen approfondi de la plupart des monuments existant encore dans l'Inde, nous conduisit à une solution tout à fait différente. L'Inde, suivant nous, malgré son contact accidentel avec la civilisation grecque, ne lui a emprunté aucun de ses arts et ne pouvait lui en emprunter aucun. Les deux races en présence étaient trop différentes, leurs pensées trop dissemblables, leurs génies artistiques trop incompatibles pour qu'elles aient pu s'influencer.

L'examen des anciens monuments disséminés dans l'Inde montre immédiatement d'ailleurs qu'entre ses arts et ceux de la Grèce il n'y a aucune parenté. Alors que tous nos monuments européens sont pleins d'éléments empruntés à l'art grec, les monuments de l'Inde n'en présentent absolument aucun. L'étude la plus superficielle prouve que nous sommes en présence de races extrêmement différentes, et qu'il n'y eut jamais peut-être de génies plus dissemblables – je dirai même plus antipathiques – que le génie grec et le génie hindou.

Cette notion générale ne fait que s'accentuer quand on pénètre plus avant dans l'étude des monuments de l'Inde et dans la psychologie intime des peuples qui les ont créés. On constate bientôt que le génie hindou est trop personnel pour subir une influence étrangère éloignée de sa pensée. Elle peut être imposée, sans doute, cette influence étrangère; mais, si prolongée qu'on la suppose, elle reste infiniment superficielle et transitoire. Il semble qu'entre la constitution mentale des diverses races de l'Inde et celle des autres peuples, il y ait des barrières aussi hautes que les obstacles formidables créés par la nature entre la grande péninsule et les autres contrées du globe. Le génie hindou est tellement spécial que, quel que soit l'objet dont la nécessité lui impose l'imitation, cet objet est immédiatement transformé et devient hindou. Même dans l'architecture, où il est pourtant difficile de dissimuler les emprunts, la personnalité de ce bizarre génie, cette faculté de déformation rapide se révèle bien vite. On peut bien faire copier une colonne grecque par un architecte hindou, mais on ne l'empêchera pas de la transformer rapidement en une colonne qu'à première vue on qualifiera d'hindoue. Même de nos jours où l'influence européenne est pourtant si puissante dans l'Inde, de telles transformations s'observent journellement. Donnez à un artiste hindou un modèle européen quelconque à copier, il en adoptera la forme générale, mais il exagérera certaines parties, multipliera, en les déformant, les détails d'ornementation, et la seconde ou la troisième copie aura dépouillé tout caractère occidental pour devenir exclusivement hindoue.

Le caractère fondamental de l'architecture hindoue, – et ce caractère se retrouve dans la littérature, fort parente pour cette raison de l'architecture, – c'est une exagération débordante, une richesse infinie de détails, une complication qui est précisément l'antipode de la simplicité correcte et froide de l'art grec. C'est surtout en étudiant les arts de l'Inde qu'on comprend à quel point les œuvres plastiques d'une race sont souvent en rapport avec sa constitution mentale, et forment le plus clair des langages pour qui sait les interpréter. Si les Hindous avaient, comme les Assyriens, entièrement disparu de l'histoire, les bas-reliefs de leurs temples, leurs statues, leurs monuments suffiraient à nous révéler leur passé. Ce qu'ils nous diraient surtout, c'est que l'esprit méthodique et clair des Grecs n'a jamais pu exercer la plus légère influence sur l'imagination débordante et sans méthode des Hindous. Ils nous feraient comprendre aussi pourquoi une influence grecque dans l'Inde ne put jamais être que transitoire et limitée toujours à la région où elle fut momentanément imposée.

L'étude archéologique des monuments nous a permis de confirmer par des documents précis ce que la connaissance générale de l'Inde et de l'esprit hindou révèle immédiatement. Elle nous a permis de constater ce fait curieux que, à plusieurs reprises et notamment pendant les deux premiers siècles de notre ère, des souverains hindous en relations avec les rois Arsacides de la Perse, dont la civilisation était très empreinte d'hellénisme, voulurent introduire dans l'Inde l'art grec, mais ne réussirent jamais à l'y faire vivre.

Cet art d'emprunt, tout officiel, et sans relation avec la pensée du peuple chez lequel il était importé, disparut toujours avec les influences politiques qui lui avaient donné naissance. Il était d'ailleurs trop antipathique au génie hindou, pour avoir eu, même pendant la période où il fut imposé, quelque influence sur l'art national. On ne retrouve pas, en effet, dans les monuments hindous contemporains ou postérieurs, tels que les nombreux temples souterrains, trace d'influences grecques. Elles seraient, d'autre part, trop faciles à discerner pour pouvoir être méconnues. En dehors de l'ensemble, qui est toujours caractéristique, il y a des détails techniques, le travail des draperies notamment, qui révèle immédiatement la main d'un artiste grec.

La disparition de l'art grec dans l'Inde fut aussi soudaine que son apparition, et cette soudaineté même montre à quel point il fut un art d'importation, officiellement imposé, mais sans affinité avec le peuple qui avait dû l'accepter. Ce n'est jamais ainsi que disparaissent les arts chez un peuple; ils se transforment, et l'art nouveau emprunte toujours quelque chose à celui dont il hérite. Venu brusquement dans l'Inde, l'art grec en disparut brusquement, et y exerça une influence aussi nulle que celle des monuments européens que les Anglais y construisent depuis deux siècles.

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9

Pour les détails techniques qui ne pourraient même pas être effleurés ici je renverrai à mon ouvrage: Les Monuments de l'Inde, un vol. in-folio illustré de 400 planches d'après mes photographies, plans et dessins (librairie Didot). Plusieurs de ces planches, réduites, ont paru dans mon ouvrage Les Civilisations dans l'Inde, in-4° de 800 pages.