L'histoire de la genèse des idées, de leur domination, de leur usure, de leurs transformations, et de leur disparition ne saurait être faite qu'en l'appuyant de nombreux exemples. Si nous pouvions entrer dans les détails, nous montrerions que chaque élément de civilisation: philosophie, croyances, arts, littérature, etc., est soumis à un fort petit nombre d'idées directrices dont l'évolution est fort lente. Les sciences elles-mêmes n'échappent pas à cette loi. Toute la physique moderne dérive de l'idée d'indestructibilité de la force, toute la biologie, de l'idée du transformisme, toute la médecine, de l'idée de l'action des infiniment petits, et l'histoire de ces idées montre que, bien qu'elles s'adressent aux esprits les plus éclairés elles ne s'établissent que peu à peu et avec peine. Dans un siècle où tout va si vite, dans un ordre de recherches où les passions et les intérêts ne parlent guère, l'établissement d'une idée scientifique fondamentale ne prend pas moins de vingt-cinq ans. Les plus claires, les plus faciles à démontrer, celles qui devraient prêter le moins à la controverse, telles par exemple que l'idée de la circulation du sang, n'ont pas demandé un temps moins long.
Qu'il s'agisse d'une idée scientifique, artistique, philosophique, religieuse, en un mot d'une idée quelconque, sa propagation se fait toujours par un mécanisme identique. Il faut qu'elle soit d'abord adoptée par un petit nombre d'apôtres auxquels l'intensité de leur foi ou l'autorité de leur nom donnent un grand prestige. Ils agissent alors beaucoup plus par suggestion que par démonstration. Ce n'est pas dans la valeur d'une démonstration qu'il faut chercher les éléments essentiels du mécanisme de la persuasion. On impose ses idées soit par le prestige qu'on possède, soit en s'adressant aux passions, mais on n'exerce aucune influence en s'adressant uniquement à la raison. Les foules ne se laissent jamais persuader par des démonstrations, mais seulement par des affirmations, et l'autorité de ces affirmations dépend uniquement du prestige exercé par celui qui les énonce.
Lorsque les apôtres ont réussi à convaincre un petit cercle d'adeptes et formé ainsi de nouveaux apôtres, l'idée nouvelle commence à entrer dans le domaine de la discussion. Elle soulève tout d'abord une opposition universelle, parce qu'elle heurte forcément beaucoup de choses anciennes et établies. Les apôtres qui la défendent, se trouvent naturellement excités par cette opposition, qui ne fait que les persuader de leur supériorité sur le reste des hommes, et ils défendent avec énergie l'idée nouvelle, non pas parce qu'elle est vraie – le plus souvent ils n'en savent rien – mais simplement parce qu'ils l'ont adoptée. L'idée nouvelle est alors de plus en plus discutée, c'est-à-dire, en réalité, acceptée en bloc par les uns, rejetée en bloc par les autres. On échange des affirmations et des négations, et fort peu d'arguments, les seuls motifs d'acceptation ou de rejet d'une idée ne pouvant être, pour l'immense majorité des cerveaux, que des motifs de sentiment dans lesquels le raisonnement ne saurait jouer aucun rôle.
Grâce à ces débats toujours passionnés, l'idée progresse lentement. Les générations nouvelles qui la trouvent contestée tendent à l'adopter par le fait seul qu'elle est contestée. Pour la jeunesse, toujours avide d'indépendance, l'opposition en bloc aux idées reçues est la forme d'originalité qui lui est le plus accessible.
L'idée continue donc à grandir, et bientôt elle n'a plus besoin d'aucun appui. Elle va maintenant se répandre partout par le simple effet de l'imitation par voie de contagion, faculté dont les hommes sont généralement doués à un aussi haut degré que les grands singes anthropoïdes, que la science moderne leur assigne pour pères.
Dès que le mécanisme de la contagion intervient, l'idée entre dans la phase qui la conduit forcément au succès. L'opinion l'accepte bientôt. Elle acquiert alors une force pénétrante et subtile qui la répand progressivement dans tous les cerveaux, créant du même coup une sorte d'atmosphère spéciale, une manière générale de penser. Comme cette fine poussière des routes qui pénètre partout, elle se glisse dans toutes les conceptions et toutes les productions d'une époque. L'idée et ses conséquences font alors partie de ce stock compact de banalités héréditaires que nous impose l'éducation. Elle a triomphé et est entrée dans le domaine du sentiment, ce qui la met désormais pour longtemps à l'abri de toute atteinte.
De ces idées diverses qui guident une civilisation, les unes, celles relatives aux arts ou à la philosophie par exemple, restent dans les couches supérieures d'une nation; les autres, celles relatives aux conceptions religieuses et politiques notamment, descendent parfois jusque dans la profondeur des foules. Elles y arrivent généralement fort déformées, mais, lorsqu'elles y arrivent, le pouvoir qu'elles exercent sur des âmes primitives incapables de discussion est immense. L'idée représente alors quelque chose d'invincible, et ses effets se propagent avec la violence d'un torrent qu'aucune digue ne contient plus. Il est toujours facile de trouver chez un peuple cent mille hommes prêts à se faire tuer pour défendre une idée dès que cette idée les a subjugués. C'est alors que surviennent ces grands événements qui révolutionnent l'histoire et que seules les foules peuvent accomplir. Ce n'est pas avec des lettrés, des artistes et des philosophes que se sont établies les religions qui ont gouverné le monde, ni ces vastes empires qui se sont étendus d'un hémisphère à l'autre, ni les grandes révolutions religieuses et politiques qui ont bouleversé l'Europe. C'est avec des illettrés assez dominés par une idée pour sacrifier leur vie à sa propagation. Avec ce bagage théoriquement très mince, mais pratiquement très fort, les nomades des déserts de l'Arabie ont conquis une partie du vieux monde gréco-romain et fondé un des plus gigantesques empires qu'ait connus l'histoire. C'est avec un semblable bagage moral – la domination d'une idée – que les héroïques soldats de la Convention ont victorieusement tenu tête à l'Europe en armes.
Une forte conviction est tellement irrésistible que seule, une conviction égale a des chances de lutter victorieusement contre elle. La foi n'a d'autre ennemi sérieux à craindre que la foi. Elle est sûre du triomphe quand la force matérielle qu'on lui oppose est au service de sentiments faibles et de croyances affaiblies. Mais si elle se trouve en face d'une foi de même intensité, la lutte devient très vive et le succès est alors déterminé par des circonstances accessoires, le plus souvent d'ordre moral, telles que l'esprit de discipline et la meilleure organisation. En étudiant de près l'histoire des Arabes, que nous citions à l'instant, nous constaterions que, dans leurs premières conquêtes, – et ce sont toujours ces conquêtes qui sont à la fois les plus difficiles et les plus importantes – ils rencontrèrent des adversaires moralement très faibles, bien que leur organisation militaire fût assez savante. Ce fut d'abord en Syrie qu'ils portèrent leurs armes. Ils n'y trouvèrent que des armées byzantines formées de mercenaires peu disposés à se sacrifier pour une cause quelconque. Animés d'une foi intense qui décuplait leurs forces, ils dispersèrent ces troupes sans idéal, aussi facilement que jadis une poignée de Grecs, soutenus par l'amour de la cité, dispersèrent les innombrables soldats de Xerxès. L'issue de leur entreprise eût été tout autre si quelques siècles plus tôt ils s'étaient heurtés aux cohortes de Rome. Il est évident que lorsque des forces morales également puissantes sont en présence, ce sont toujours les mieux organisées qui l'emportent. Les Vendéens avaient assurément une foi très vive, c'étaient des convaincus énergiques; mais les soldats de la Convention avaient, eux aussi, des convictions très fortes, et, comme ils étaient militairement mieux organisés, ce furent eux qui l'emportèrent.