En religion comme en politique le succès est toujours aux croyants, jamais aux sceptiques, et si aujourd'hui l'avenir semble appartenir aux socialistes, malgré l'inquiétante absurdité de leurs dogmes, c'est qu'il n'y a plus qu'eux qui soient réellement convaincus. Les classes dirigeantes modernes ont perdu la foi en toutes choses. Elles ne croient plus à rien, pas même à la possibilité de se défendre contre le flot menaçant des barbares qui les entourent de toutes parts.
Lorsque, après une période plus ou moins longue de tâtonnements, de remaniements, de déformations, de discussion, de propagande, une idée a acquis sa forme définitive et a pénétré dans l'âme des foules, elle constitue un dogme, c'est-à-dire une de ces vérités absolues qui ne se discutent plus. Elle fait alors partie de ces croyances générales sur lesquelles l'existence des peuples repose. Son caractère universel lui permet de jouer un rôle prépondérant. Les grandes époques de l'histoire, le siècle d'Auguste comme celui de Louis XIV, sont celles où les idées sorties des périodes de tâtonnements et de discussion se sont fixées et sont devenues maîtresses souveraines de la pensée des hommes. Elles deviennent alors des phares lumineux, et tout ce qu'elles éclairent de leurs feux revêt une teinte semblable.
Dès qu'une idée nouvelle a triomphé, elle marque son empreinte sur les moindres éléments de la civilisation; mais pour qu'elle produise tous ses effets, il faut qu'elle pénètre aussi dans l'âme des foules. Des sommets intellectuels où elle a pris naissance, elle descend de couche en couche en s'altérant et se modifiant sans cesse jusqu'à ce qu'elle ait revêtu une forme accessible à l'âme populaire qui la fera triompher. Elle se présente alors concentrée en un petit nombre de mots, parfois en un seul, mais ce mot évoque de puissantes images, séduisantes ou terribles, et par conséquent impressionnantes toujours. Tels le paradis et l'enfer au moyen âge, courtes syllabes qui ont le pouvoir magique de répondre à tout, et pour les âmes simples d'expliquer tout. Le mot socialisme représente pour l'ouvrier moderne une de ces formules magiques et synthétiques capables de dominer les âmes. Elle évoque, suivant les masses où elle pénètre, des images variées, mais puissantes malgré leurs formes toujours rudimentaires.
Pour le théoricien français, le mot socialisme évoque l'image d'une sorte de paradis où les hommes devenus égaux jouiront sous la direction incessante de l'Etat d'une félicité idéale. Pour l'ouvrier allemand, l'image évoquée se présente sous forme d'une fumeuse taverne où le gouvernement servirait gratuitement à tout venant de gigantesques pyramides de saucisses et de choucroute, et un nombre infini de cruches de bière. Nul, bien entendu, rêveur de choucroute ou rêveur d'égalité, ne s'est jamais préoccupé de connaître la somme réelle des choses à partager et le nombre des partageants. Le propre de l'idée est de s'imposer avec une forme absolue qu'aucune objection ne saurait atteindre.
Lorsque l'idée a peu à peu fini par se transformer en sentiment et est devenue un dogme, son triomphe est acquis pour une longue période, et tous les raisonnements tenteraient vainement de l'ébranler. Sans doute l'idée nouvelle finira, elle aussi, par subir le rôle de celle qu'elle a remplacée. Elle vieillira et déclinera; mais avant sa complète usure, il lui faudra subir toute une série de transformations régressives, de déformations variées, qui demanderont pour s'accomplir plusieurs générations. Avant de mourir tout entière elle fera longtemps partie des vieilles idées héréditaires que nous qualifions de préjugés, mais que nous respectons pourtant. L'idée ancienne, alors même qu'elle n'est plus qu'un mot, un son, un mirage, possède un pouvoir magique qui nous subjugue encore.
Ainsi se maintient ce vieil héritage d'idées surannées, d'opinions, de conventions, que nous acceptons dévotement, et qui ne résisteraient pas à quelques efforts de raisonnement si nous voulions les discuter un instant. Mais combien d'hommes sont-ils capables de discuter leurs propres opinions, et combien est-il de ces opinions qui subsisteraient après le plus superficiel examen?
Mieux vaut ne pas le tenter, cet examen redoutable. Nous y sommes heureusement peu exposés. L'esprit critique constituant une faculté supérieure fort rare, alors que l'esprit d'imitation représente une faculté infiniment répandue, l'immense majorité des cerveaux accepte sans discussion les idées toutes faites que lui fournit l'opinion et que l'éducation, lui transmet.
Et c'est ainsi que, de par l'hérédité, l'éducation, le milieu, la contagion, l'opinion, les hommes de chaque âge et de chaque race ont une somme de conceptions moyennes qui les rendent singulièrement semblables les uns aux autres, et semblables à ce point que lorsque les siècles se sont appesantis sur eux, nous reconnaissons par leurs productions artistiques, philosophiques et littéraires, l'époque où ils ont vécu. Sans doute on ne pourrait dire qu'ils se copiaient absolument, mais ce qu'ils ont eu en commun c'étaient des modes identiques de sentir, de penser, conduisant nécessairement à des productions fort parentes.
Il faut se féliciter qu'il en soit ainsi, car c'est précisément ce réseau de traditions, d'idées, de sentiments, de croyances, de modes de penser communs qui forment l'âme d'un peuple. Nous avons vu que cette âme est d'autant plus solide que ce réseau est plus fort. C'est lui en réalité, et lui seul, qui maintient les nations, et il ne saurait se désagréger sans que ces nations se dissolvent aussitôt. Il constitue à la fois leur vraie force et leur vrai maître. On représente parfois les souverains asiatiques comme des sortes de despotes n'ayant que leurs fantaisies pour guide. Ces fantaisies sont, au contraire, enfermées dans des limites singulièrement étroites. C'est en Orient, surtout, que le réseau des traditions est puissant. Les traditions religieuses, si ébranlées chez nous, y ont conservé tout leur empire, et le despote le plus fantaisiste ne se heurterait jamais à ces deux souverains qu'il sait infiniment plus puissants que lui: la tradition et l'opinion.
L'homme civilisé moderne se trouve à une de ces rares périodes critiques de l'histoire où les idées anciennes, d'où sa civilisation dérive, ayant perdu leur empire, et les idées nouvelles n'étant pas encore formées, la discussion est tolérée. Il lui faut se reporter soit aux époques des civilisations antiques, soit seulement à deux ou trois siècles en arrière pour concevoir ce qu'était alors le joug de la coutume et de l'opinion, et savoir ce qu'il en coûtait au novateur assez hardi pour s'attaquer à ces deux puissances. Les Grecs, que d'ignorants rhéteurs nous disent avoir été si libres, étaient soumis étroitement au joug de l'opinion et de la coutume. Chaque citoyen était entouré d'un faisceau de croyances absolument inviolables; nul n'aurait songé à discuter les idées reçues et les subissait sans esprit de révolte. Le monde grec n'a connu ni la liberté religieuse ni la liberté de la vie privée, ni libertés d'aucune sorte. La loi athénienne ne permettait pas même à un citoyen de vivre à l'écart des assemblées, ou de ne pas célébrer religieusement une fête nationale. La prétendue liberté du monde antique n'était que la forme inconsciente, et par conséquent parfaite, de l'assujettissement absolu du citoyen au joug des idées de sa cité. Dans l'état de guerre générale où les sociétés vivaient alors, une société dont les membres eussent possédé la liberté de penser et d'agir n'eût pas subsisté un seul jour. L'âge de la décadence pour les dieux, les institutions et les dogmes a toujours commencé le jour où ils ont supporté la discussion.
Dans les civilisations modernes, les vieilles idées qui servaient de base à la coutume et à l'opinion étant presque détruites, leur empire sur les âmes est devenu très faible. Elles sont entrées dans cette phase d'usure durant laquelle les idées anciennes passent à l'état de préjugé. Tant qu'elles ne sont pas remplacées par une idée nouvelle, l'anarchie règne dans les esprits. Ce n'est que grâce à cette anarchie que la discussion peut être tolérée. Écrivains, penseurs et philosophes doivent bénir l'âge actuel et se hâter d'en profiter, car ils ne le reverront plus. C'est un âge de décadence peut-être, mais c'est un des rares moments de l'histoire du monde où l'expression de la pensée est libre. Il ne saurait durer. Avec les conditions actuelles de la civilisation les peuples européens marchent vers un état social qui ne tolérera ni discussion ni liberté. Les dogmes nouveaux qui vont naître ne sauraient s'établir, en effet, qu'à la condition de n'accepter de discussions d'aucune sorte et d'être aussi intolérants que ceux qui les ont précédés.