L'homme actuel cherche encore les idées qui devront servir de base à un futur état social, et là est le danger pour lui. Ce qui importe dans l'histoire des peuples, et ce qui influe profondément sur leur destinée, ce ne sont ni les révolutions, ni les guerres – leurs ruines s'effacent vite – ce sont les changements dans les idées fondamentales. Ils ne sauraient s'accomplir sans que, du même coup, tous les éléments d'une civilisation soient condamnés à se transformer. Les vraies révolutions, les seules dangereuses pour l'existence d'un peuple, sont celles qui atteignent sa pensée.
Ce n'est pas tant l'adoption d'idées nouvelles qui est dangereuse pour un peuple, que l'essai successif d'idées auquel il est condamné avant de trouver celle sur laquelle il pourra solidement asseoir un édifice social nouveau destiné à remplacer l'ancien. Ce n'est pas certes parce que l'idée est erronée qu'elle est dangereuse – les idées religieuses dont nous avons vécu jusqu'ici étaient fort erronées – mais c'est parce qu'il faut des expériences longtemps répétées pour savoir si les idées nouvelles peuvent s'adapter aux besoins des sociétés qui les adoptent. Leur degré d'utilité n'est malheureusement appréciable pour les foules qu'au moyen de l'expérience. Sans doute, il n'est pas besoin d'être un grand psychologue, ni un grand économiste, pour prédire que l'application des idées socialistes actuelles conduira les peuples qui les adopteront à un état d'abjecte décadence et de honteux despotisme: mais comment empêcher les peuples qu'elles séduisent d'accepter l'évangile nouveau qui leur est prêché?
L'histoire nous montre fréquemment ce qu'a coûté l'essai des idées inacceptables pour une époque, mais ce n'est pas dans l'histoire que l'homme puise ses leçons. Charlemagne essaya vainement de refaire l'Empire romain, mais l'idée d'unité n'était plus réalisable alors, et son œuvre périt avec lui, comme devait périr plus tard celle de Napoléon. Philippe II usa inutilement son génie et la puissance de l'Espagne – prédominante alors – à combattre l'esprit de libre examen qui, sous le nom de protestantisme, se répandait en Europe. Tous ses efforts contre l'idée nouvelle ne réussirent qu'à jeter l'Espagne dans un état de ruine et de décadence dont elle ne s'est jamais relevée. De nos jours, les idées chimériques d'un visionnaire couronné, inspiré par l'incurable sensiblerie internationale de sa race, ont fait l'unité de l'Italie et de l'Allemagne, et nous ont coûté deux provinces et la paix pour longtemps. L'idée si profondément fausse que le nombre fait la force des armées a couvert l'Europe d'une sorte de garde nationale en armes, et la mène à une inévitable faillite. Les idées socialistes sur le travail, le capital, la transformation de la propriété privée en propriété de l'Etat, etc., achèveront les peuples que les armées permanentes et la faillite auront épargné.
Le principe des nationalités, si cher jadis aux hommes d'Etat et dont ils faisaient tout le fondement de leur politique, peut être encore cité parmi les idées directrices dont il a fallu subir la dangereuse influence. Sa réalisation a conduit l'Europe aux guerres les plus désastreuses, l'a mise sous les armes et conduira successivement tous les Etats modernes à la ruine et à l'anarchie. Le seul motif apparent qu'on pouvait invoquer pour défendre ce principe était que les pays les plus grands et les plus peuplés sont les plus forts et les moins menacés. Secrètement, on pensait aussi qu'ils étaient les plus aptes aux conquêtes. Or, il se trouve aujourd'hui que ce sont précisément les pays les plus petits et les moins peuplés: le Portugal, la Grèce, la Suisse, la Belgique, la Suède, les minuscules principautés des Balkans, qui sont les moins menacés. L'idée de l'unité a ruiné l'Italie, jadis si prospère, au point qu'elle est aujourd'hui à la veille d'une révolution et d'une faillite. Le budget annuel des dépenses de tous les Etats italiens, qui, avant la réalisation de l'unité italienne, s'élevait à 550 millions, atteints 2 milliards aujourd'hui.
Mais il n'est pas donné aux hommes d'arrêter la marche des idées lorsqu'elles ont pénétré dans les âmes. Il faut alors que leur évolution s'accomplisse et elles ont le plus souvent pour défenseurs ceux-là même qui sont marqués pour leurs premières victimes. Il n'y a pas que les moutons qui suivent docilement le guide qui les conduit à l'abattoir. Inclinons-nous devant la puissance de l'idée. Quand elle est arrivée à une certaine période de son évolution, il n'y a plus ni raisonnements, ni démonstrations qui pourraient prévaloir contre elle. Pour que les peuples puissent s'affranchir du joug d'une idée, il faut des siècles ou des révolutions violentes; les deux parfois. L'humanité n'en est plus à compter les chimères qu'elle s'est forgées et dont elle a été successivement victime.
CHAPITRE II
LE ROLE DES CROYANCES RELIGIEUSES DANS L'ÉVOLUTION DES CIVILISATIONS
Parmi les idées diverses qui conduisent les peuples et qui sont les phares de l'histoire, les pôles de la civilisation, les idées religieuses ont joué un rôle trop prépondérant et trop fondamental pour que nous ne leur consacrions pas un chapitre spécial.
Les croyances religieuses ont toujours constitué l'élément le plus important de la vie des peuples et par conséquent de leur histoire. Les plus considérables des événements historiques, ceux qui ont eu la plus colossale influence, ont été la naissance et la mort des dieux. Avec une idée religieuse nouvelle naît une civilisation nouvelle. A tous les âges de l'humanité, aux temps anciens comme aux temps modernes, les questions fondamentales ont toujours été des questions religieuses. Si l'humanité pouvait permettre à tous ses dieux de mourir, on pourrait dire d'un tel événement qu'il serait par ses conséquences le plus important de ceux qui se sont accomplis à la surface de notre planète depuis la naissance des premières civilisations.
Il ne faut pas oublier en effet que, depuis l'aurore des temps historiques, toutes les institutions politiques et sociales ont été fondées sur des croyances religieuses, et que, sur la scène du monde, les dieux ont toujours joué le premier rôle. En dehors de l'amour, qui est, lui aussi, une religion puissante, mais personnelle et transitoire, les croyances religieuses peuvent seules agir d'une façon rapide sur le caractère. Les conquêtes des Arabes, les Croisades, l'Espagne sous l'Inquisition, l'Angleterre pendant l'époque puritaine, la France avec la Saint-Barthélemy et les guerres de la révolution, montrent ce que devient un peuple fanatisé par ses chimères. Celles-ci exercent une sorte d'hypnotisation permanente tellement intense que toute la constitution mentale en est profondément transformée. C'est l'homme sans doute qui a créé les dieux, mais après les avoir créés il a été promptement asservi par eux. Ils ne sont pas fils de la peur, comme le prétend Lucrèce, mais bien de l'espérance, et c'est pourquoi leur influence sera éternelle.