Ce que les dieux ont donné à l'homme, et eux seuls jusqu'à présent ont pu le lui donner, c'est un état d'esprit comportant le bonheur. Aucune philosophie n'a jamais su encore réaliser une telle tâche.
La conséquence, sinon le but, de toutes les civilisations, de toutes les philosophies, de toutes les religions, est d'engendrer certains états d'esprit. Or, de ces étals d'esprit, les uns impliquent le bonheur, les autres ne l'impliquent pas. C'est très peu des circonstances extérieures et beaucoup de l'état de notre âme que dépend le bonheur. Les martyrs sur leurs bûchers se trouvaient probablement beaucoup plus heureux que leurs bourreaux. Le cantonnier dévorant avec insouciance sa croûte de pain frottée d'ail peut être infiniment plus heureux qu'un millionnaire que les soucis assiègent.
L'évolution de la civilisation a malheureusement créé chez l'homme moderne une foule de besoins sans lui donner les moyens de les satisfaire et produit ainsi un mécontentement général dans les âmes. Elle est mère du progrès sans doute, la civilisation, mais elle est mère aussi du socialisme et de l'anarchie, ces expressions redoutables du désespoir des foules, qu'aucune croyance ne soutient plus. Comparez l'Européen inquiet, fiévreux, mécontent de son sort, avec l'Oriental, toujours heureux de sa destinée. En quoi diffèrent-ils, sinon par l'état de leur âme? On a transformé un peuple quand on a transformé sa façon de concevoir et par conséquent de penser et d'agir.
Trouver les moyens de créer un état d'esprit rendant l'homme heureux, voilà ce qu'une société doit avant tout chercher, sous peine de ne pouvoir subsister longtemps. Toutes les sociétés fondées jusqu'ici ont eu pour soutien un idéal capable de subjuguer les âmes, et elles se sont toujours évanouies dès que cet idéal a cessé de les subjuguer.
Une des grandes erreurs de l'âge moderne est de croire que c'est seulement dans les choses extérieures, que l'âme humaine peut trouver le bonheur. Il est en nous-mêmes, créé par nous-mêmes et presque jamais hors de nous-mêmes. Après avoir brisé les idéals des vieux âges, nous constatons aujourd'hui qu'il n'est pas possible de vivre sans eux, et que, sous peine d'avoir à disparaître, il faut trouver le secret de les remplacer.
Les véritables bienfaiteurs de l'humanité, ceux qui méritent que les peuples reconnaissants leur élèvent de colossales statues d'or, ce sont ces magiciens puissants, créateurs d'idéals, que l'humanité produit quelquefois, mais qu'elle produit si rarement. Au-dessus du torrent des vaines apparences, seules réalités que l'homme puisse jamais connaître, au-dessus de l'engrenage rigide et glacial du monde, ils ont fait surgir de puissantes et pacifiantes chimères, qui cachent à l'homme les côtés sombres de sa destinée, et créent pour lui les demeures enchantées du rêve et de l'espoir.
En se plaçant exclusivement au point de vue politique, on constate que là encore l'influence des croyances religieuses est immense. Ce qui fait leur irrésistible force, c'est qu'elles constituent le seul facteur qui puisse momentanément donner à un peuple une communauté absolue d'intérêts, de sentiments et de pensées. L'esprit religieux remplace ainsi d'un seul coup ces lentes accumulations héréditaires nécessaires pour former l'âme d'une nation. Le peuple subjugué par une croyance ne change pas sans doute de constitution mentale mais toutes ses facultés sont tournées vers un même but: le triomphe de sa croyance, et, par ce seul fait, sa puissance devient formidable. C'est aux époques de foi que, momentanément transformés, les peuples accomplissent ces efforts prodigieux, ces fondations d'empires qui étonnent l'histoire. C'est ainsi que quelques tribus arabes, unifiées par la pensée de Mahomet, conquirent en peu d'années des nations qui ignoraient jusqu'à leurs noms, et fondèrent leur immense empire.
Ce n'est pas la qualité des croyances qu'il faut considérer, mais le degré de domination qu'elles exercent sur les âmes. Que le dieu invoqué soit Moloch ou toute autre divinité plus barbare encore, il n'importe. Il importe même pour son prestige qu'il soit tout à fait intolérant et barbare. Les dieux trop tolérants et trop doux ne donnent aucune puissance à leurs adorateurs. Les sectateurs du rigide Mahomet dominèrent pendant longtemps une grande partie du monde et sont redoutables encore; ceux du pacifique Bouddha n'ont jamais rien fondé de durable et sont déjà oubliés par l'histoire.
L'esprit religieux a donc joué un rôle politique capital dans l'existence des peuples, parce qu'il fut toujours le seul facteur capable d'agir rapidement sur leur caractère. Sans doute, les dieux ne sont pas immortels, mais l'esprit religieux, lui, est éternel. Assoupi pour quelque temps, il se réveille dès qu'une nouvelle divinité est créée. Il a permis à la France, il y a un siècle, de tenir victorieusement tête à l'Europe en armes. Le monde a vu, une fois encore, ce que peut l'esprit religieux; car ce fut vraiment une religion nouvelle qui se fondait alors, et qui anima de son souffle tout un peuple. Les divinités qui venaient d'éclore étaient sans doute trop fragiles pour pouvoir durer; mais aussi longtemps qu'elles durèrent, elles exercèrent un empire absolu.
Le pouvoir de transformer les âmes que les religions possèdent est d'ailleurs assez éphémère. Il est rare que les croyances se maintiennent pendant un temps un peu long à ce degré d'intensité qui transforme entièrement le caractère. Le rêve finit par pâlir, l'hypnotisé se réveille un peu, et le vieux fond du caractère reparaît.
Alors même que les croyances sont toutes-puissantes, le caractère national se reconnaît toujours à la façon dont ces croyances sont adoptées et aux manifestations qu'elles provoquent. Voyez la même croyance en Angleterre, en Espagne et en France: quelles différences! La Réforme eût-elle jamais été possible en Espagne, et l'Angleterre eût-elle jamais consenti à se soumettre à l'effroyable joug de l'Inquisition? Chez les peuples qui ont adopté la Réforme, ne perçoit-on pas aisément les caractères fondamentaux de races qui, malgré l'hypnotisation des croyances, avaient conservé les traits spéciaux de leur constitution mentale: l'indépendance, l'énergie, l'habitude de raisonner et de ne pas subir servilement la loi d'un maître?
L'histoire politique, artistique et littéraire des peuples est fille de leurs croyances; mais ces dernières, tout en modifiant le caractère, sont également profondément modifiées par lui. Le caractère d'un peuple et ses croyances, telles sont les clefs de sa destinée. Le premier est, dans ses éléments fondamentaux, invariable, et c'est précisément parce qu'il ne varie pas que l'histoire d'un peuple conserve toujours une certaine unité. Les croyances, elles, peuvent varier, et c'est justement parce qu'elles varient que l'histoire enregistre tant de bouleversements.
Le moindre changement dans l'état des croyances d'un peuple a forcément pour suite toute une série de transformations dans son existence. Nous disions, dans un précédent chapitre, qu'en France, les hommes du XVIIIe siècle semblaient fort différents de ceux du XVIIe. Sans doute, mais quelle est l'origine de cette différence? Simplement dans ce fait que, d'un siècle à l'autre, l'esprit avait passé de la théologie à la science, opposé la raison à la tradition, la vérité observée à la vérité révélée. Par ce simple changement de conceptions, l'aspect d'un siècle s'est transformé, et, si nous voulions en suivre les effets, nous verrions que notre grande Révolution, ainsi que les événements qui la suivent et durent encore, sont la simple conséquence d'une évolution des idées religieuses.