Cette identité dans la constitution mentale de la majorité des individus d'une race a des raisons physiologiques très simples. Chaque individu, en effet, n'est pas seulement le produit de ses parents directs, mais encore de sa race, c'est-à-dire de toute la série de ses ascendants. Un savant économiste, M. Cheysson, a calculé qu'en France, à raison de trois générations par siècle, chacun de nous aurait dans les veines le sang d'au moins 20 millions de contemporains de l'an 1000. «Tous les habitants d'une même localité, d'une même province ont donc nécessairement des ancêtres communs, sont pétris du même limon, portent la même empreinte, et sont sans cesse ramenés au type moyen par cette longue et lourde chaîne dont ils ne sont que les derniers anneaux. Nous sommes à la fois les fils de nos parents et de notre race. Ce n'est pas seulement le sentiment, c'est encore la physiologie et l'hérédité qui font pour nous de la patrie une seconde mère.»
Si l'on voulait traduire en langage mécanique les influences auxquelles est soumis l'individu et qui dirigent sa conduite, on pourrait dire qu'elles sont de trois sortes. La première, et certainement la plus importante, est l'influence des ancêtres; la deuxième, l'influence des parents immédiats; la troisième qu'on croit généralement la plus puissante, et qui cependant est de beaucoup la plus faible, est l'influence des milieux. Ces derniers, en y comprenant les diverses influences physiques et morales auxquelles l'homme est soumis pendant sa vie, et notamment pendant son éducation, ne produisent que des variations très faibles. Ils n'agissent réellement que lorsque l'hérédité les a accumulés dans le même sens pendant longtemps.
Quoi qu'il fasse, l'homme est donc toujours et avant tout le représentant de sa race. L'ensemble d'idées, de sentiments que tous les individus d'un même pays apportent en naissant, forme l'âme de la race. Invisible dans son essence, cette âme est très visible dans ses effets, puisqu'elle régit en réalité toute l'évolution d'un peuple.
On peut comparer une race à l'ensemble des cellules qui constituent un être vivant. Ces milliards de cellules ont une durée très courte, alors que la durée, de l'être formé par leur union est relativement très longue; elles ont donc à la fois une vie personnelle, la leur, et une vie collective, celle de l'être, dont elles composent la substance. Chaque individu d'une race a, lui aussi, une vie individuelle très courte et une vie collective très longue. Cette dernière est celle de la race dont il est né, qu'il contribue à perpétuer, et dont il dépend toujours.
La race doit donc être considérée comme un être permanent, affranchi du temps. Cet être permanent est composé non seulement des individus vivants qui le constituent à un moment donné, mais aussi de la longue série des morts qui furent ses ancêtres. Pour comprendre la vraie signification de la race, il faut la prolonger à la fois dans le passé et dans l'avenir. Infiniment plus nombreux que les vivants, les morts sont aussi infiniment plus puissants qu'eux. Ils régissent l'immense domaine de l'inconscient, cet invisible domaine qui tient sous son empire toutes les manifestations de l'intelligence et du caractère. C'est par ses morts, beaucoup plus que par ses vivants, qu'un peuple est conduit. C'est par eux seuls qu'une race est fondée. Siècle après siècle, ils ont créé nos idées et nos sentiments, et par conséquent tous les mobiles de notre conduite. Les générations éteintes ne nous imposent pas seulement leur constitution physique; elles nous imposent aussi leurs pensées. Les morts sont les seuls maîtres indiscutés des vivants. Nous portons le poids de leurs fautes, nous recevons la récompense de leurs vertus.
La formation de la constitution mentale d'un peuple ne demande pas, comme la création des espèces animales, ces âges géologiques dont l'immense durée échappe à tous nos calculs. Elle exige cependant un temps assez long. Pour créer dans un peuple comme le nôtre, et cela à un degré assez faible encore, cette communauté de sentiments et de pensées qui forme son âme, il a fallu plus de dix siècles[1]. L'œuvre la plus importante peut être de notre Révolution a été d'activer cette formation en finissant à peu près de briser les petites nationalités: Picards, Flamands, Bourguignons, Gascons, Bretons, Provençaux, etc., entre lesquelles la France était divisée jadis. Il s'en faut, certes, que l'unification soit complète, et c'est surtout parce que nous sommes composés de races trop diverses, et ayant par conséquent des idées et des sentiments trop différents, que nous sommes victimes de dissensions que des peuples plus homogènes, tels que les Anglais, ne connaissent pas. Chez ces derniers, le Saxon, le Normand, l'ancien Breton ont fini par former, en se fusionnant, un type très homogène, et par conséquent tout est homogène dans la conduite. Grâce à cette fusion, ils ont fini par acquérir solidement ces trois bases fondamentales de l'âme d'un peuple: des sentiments communs, des intérêts communs, des croyances communes. Quand une nation en est arrivée là, il y a accord instinctif de tous ses membres sur toutes les grandes questions, et les dissentiments sérieux ne naissent plus dans son sein.
Cette communauté de sentiments, d'idées, de croyances et d'intérêts, créée par de lentes accumulations héréditaires, donne à la constitution mentale d'un peuple une grande identité et une grande fixité. Elle assure du même coup à ce peuple une immense puissance. Elle a fait la grandeur de Rome dans l'antiquité, celle des Anglais de nos jours. Dès qu'elle disparaît, les peuples se désagrègent. Le rôle de Rome fut fini quand elle ne la posséda plus.
Il a toujours plus ou moins existé chez tous les peuples et à tous les âges, ce réseau de sentiments, d'idées, de traditions et de croyances héréditaires qui forme l'âme d'une collectivité d'hommes, mais son extension progressive s'est faite d'une façon très lente. Restreinte d'abord à la famille et graduellement propagée au village, à la cité, à la province, l'âme collective ne s'est étendue à tous les habitants d'un pays qu'à une époque assez moderne. C'est alors seulement qu'est née la notion de patrie telle que nous la comprenons aujourd'hui. Elle n'est possible que lorsqu'une âme nationale est formée. Les Grecs ne s'élevèrent jamais au delà de la notion de cité, et leurs cités restèrent toujours en guerre parce qu'elles étaient en réalité très étrangères l'une à l'autre. L'Inde, depuis 2000 ans, n'a connu d'autre unité que le village, et c'est pourquoi depuis 2000 ans, elle a toujours vécu sous des maîtres étrangers dont les empires éphémères se sont écroulés avec autant de facilité qu'ils s'étaient formés.
Très faible au point de vue de la puissance militaire, la conception de la cité comme patrie exclusive a toujours, au contraire, été très forte au point de vue du développement de la civilisation. Moins grande que l'âme de la patrie, l'âme de la cité fut parfois plus féconde. Athènes dans l'antiquité, Florence et Venise au moyen âge nous montrent le degré de civilisation auquel de petites agglomérations d'hommes peuvent atteindre.
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Ce temps, fort long pour nos anales, est en réalité assez court, puisqu'il ne représente que trente générations, Si un temps relativement aussi restreint suffit à fixer certains caractères, cela tient à ce que dès qu'une cause agit pendant quelques temps dans le même sens elle produit rapidement des effets très grands, Les mathématiques montrent que quand une cause persiste en produisant le même effet, les causes croisent en progression arithmétique (1, 2, 3, 4, 5, etc.), et les effets en progression géométrique (2, 4, 8, 16, 32, etc.) les causes sont les logarithmes des effets. Dans le fameux problème du doublement des grains de blé sur les cases de l'échiquier, le numéro d'ordre des cases est le logarithme du nombre des grains de blé. De même pour la somme placée à intérêts composés, la loi de l'accroissement est telle que le nombre des années est le logarithme du capital accumulé. C'est pour des raisons de cet ordre que la plupart des phénomènes sociaux peuvent se traduire par des courbes géométriques à peu près semblables. Dans un autre travail j'étais arrivé à constater que ces courbes peuvent s'exprimer au point de vue analytique par l'équation de la parabole ou de l'hyperbole. Mon savant ami M. Cheysson pense qu'ils se traduisent mieux le plus souvent par une équation exponentielle.