Et si aujourd'hui la vieille société chancelle sur ses bases et voit toutes ses institutions profondément ébranlées, c'est qu'elle perd de plus en plus les antiques croyances dont elle avait vécu jusqu'ici. Quand elle les aura tout à fait perdues, une civilisation nouvelle, fondée sur une foi nouvelle prendra nécessairement sa place. L'histoire nous montre que les peuples ne survivent pas longtemps à la disparition de leurs dieux. Les civilisations nées avec eux meurent également avec eux. Il n'est rien d'aussi destructif que la poussière des dieux morts.
CHAPITRE III
LE ROLE DES GRANDS HOMMES DANS L'HISTOIRE DES PEUPLES
En étudiant la hiérarchie et la différenciation des races, nous avons vu que ce qui différencie le plus les Européens des Orientaux, c'est que les premiers sont les seuls à posséder une élite d'hommes supérieurs. Essayons de marquer en quelques lignes les limites du rôle de cette élite.
Cette petite phalange d'hommes éminents qu'un peuple civilisé possède et qu'il suffirait de supprimer à chaque génération pour abaisser considérablement le niveau intellectuel de ce peuple, constitue la véritable incarnation des pouvoirs d'une race. C'est à elle que sont dus les progrès réalisés dans les sciences, les arts, l'industrie, en un mot dans toutes les branches de la civilisation.
L'histoire démontre que c'est à cette élite peu nombreuse que nous sommes redevables de tous les progrès accomplis. Bien que profitant de ces progrès la foule n'aime guère cependant qu'on la dépasse, et les plus grands penseurs ou inventeurs ont été bien souvent ses martyrs. Cependant toutes les générations, tout le passé d'une race, s'épanouissent en ces beaux génies qui sont les fleurs merveilleuses d'une race. Ils sont la vraie gloire d'une nation, et chacun, jusqu'au plus humble, pourrait s'enorgueillir en eux. Ils ne paraissent pas au hasard et par miracle, mais représentent le couronnement d'un long passé. Ils synthétisent la grandeur de leur temps et de leur race. Favoriser leur éclosion et leur développement, c'est favoriser l'éclosion du progrès dont bénéficiera toute l'humanité. Si nous nous laissions trop aveugler par nos rêves d'égalité universelle nous en serions les premières victimes. L'égalité ne peut exister que dans l'infériorité, elle est le rêve obscur et pesant des médiocrités vulgaires. Les temps de sauvagerie l'ont seuls réalisée. Pour que l'égalité régnât dans le monde, il faudrait rabaisser peu à peu tout ce qui fait la valeur d'une race au niveau de ce qu'elle a de moins élevé.
Mais si le rôle des hommes supérieurs est considérable dans le développement d'une civilisation, il n'est pas cependant tout à fait tel qu'on le dit généralement. Leur action consiste, je le répète, à synthétiser tous les efforts d'une race; leurs découvertes sont toujours le résultat d'une longue série de découvertes antérieures; ils bâtissent un édifice avec des pierres que d'autres ont lentement taillées. Les historiens, généralement fort simplistes, ont toujours cru pouvoir accoler devant chaque invention le nom d'un homme; et pourtant, parmi les grandes inventions qui ont transformé le monde, telles que l'imprimerie, la poudre, la vapeur, la télégraphie électrique, il n'en est pas une dont on puisse dire qu'elle a été créée par un seul cerveau. Quand on étudie la genèse de telles découvertes, on voit toujours qu'elles sont nées d'une longue série d'efforts préparatoires: l'invention finale n'est qu'un couronnement. L'observation de Galilée sur l'isochronisme des oscillations d'une lampe suspendue prépara l'invention des chronomètres de précision, d'où devait résulter pour le marin la possibilité de retrouver sûrement sa route sur l'Océan. La poudre à canon est sortie du feu grégeois lentement transformé. La machine à vapeur représente la somme d'une série d'inventions dont chacune a exigé d'immenses travaux. Un Grec, eût-il eu cent fois le génie d'Archimède, n'aurait pu découvrir la locomotive. Il ne lui eût aucunement servi d'ailleurs de la découvrir, car, pour l'exécuter, il lui eût fallu attendre que la mécanique eût réalisé des progrès qui ont demandé deux mille ans d'efforts.
Pour être, en apparence, plus indépendant du passé, le rôle politique des grands hommes d'Etat ne l'est pas beaucoup moins cependant que celui des grands inventeurs. Aveuglés par l'éclat bruyant de ces puissants remueurs d'hommes qui transforment l'existence politique des peuples, des écrivains tels que Hegel, Cousin, Carlyle, etc., ont voulu en faire des demi-dieux dont le génie seul modifie la destinée des peuples. Ils peuvent sans doute troubler l'évolution d'une société, mais il ne leur est pas donné d'en changer le cours. Le génie d'un Cromwell ou d'un Napoléon ne saurait accomplir une telle tâche. Les grands conquérants peuvent détruire par le fer et le feu les villes, les hommes et les empires comme un enfant peut incendier un musée rempli des trésors de l'art; mais cette puissance destructive ne doit pas nous illusionner sur la nature de leur rôle. L'influence des grands hommes politiques n'est durable que lorsque, comme César ou Richelieu, ils savent diriger leurs efforts dans le sens des besoins du moment; la vraie cause de leurs succès est généralement alors bien antérieure à eux-mêmes. Deux ou trois siècles plus tôt César n'eût pas plié la grande république romaine sous la loi d'un maître, et Richelieu eût été impuissant à réaliser l'unité française. En politique, les véritables grands hommes sont ceux qui pressentent les besoins qui vont naître, les événements que le passé a préparés, et montrent le chemin où il faut s'engager. Nul ne le voyait peut-être, ce chemin, mais les fatalités de l'évolution devaient bientôt y pousser les peuples aux destins desquels ces puissants génies président momentanément. Eux aussi, comme les grands inventeurs, synthétisent les résultats d'un long travail antérieur.
Il ne faudrait pas pousser trop loin cependant ces analogies entre les diverses catégories des grands hommes. Les inventeurs jouent un rôle important dans l'évolution future d'une civilisation, mais aucun rôle immédiat dans l'histoire politique des peuples. Les hommes supérieurs auxquels sont dues, depuis la charrue jusqu'au télégraphe, les importantes découvertes qui sont le patrimoine commun de l'humanité, n'ont jamais eu les qualités de caractère nécessaires pour fonder une religion ou conquérir un empire, c'est-à-dire pour changer visiblement la face de l'histoire. Le penseur voit trop la complexité des problèmes pour avoir jamais des convictions bien profondes, et trop peu de buts politiques lui paraissent assez dignes de ses efforts pour qu'il en poursuive aucun. Les inventeurs peuvent modifier à la longue une civilisation; les fanatiques, à l'intelligence étroite, mais au caractère énergique et aux passions puissantes, peuvent seuls fonder des religions, des empires et soulever le monde. A la voix d'un Pierre l'Ermite, des millions d'hommes se sont précipités sur l'Orient: les paroles d'un halluciné, comme Mahomet, ont créé la force nécessaire pour triompher du vieux monde gréco-romain; un moine obscur, comme Luther, a mis l'Europe à feu et à sang. Ce n'est pas parmi les foules que la voix d'un Galilée ou d'un Newton aura jamais le plus faible écho. Les inventeurs de génie hâtent la marche de la civilisation. Les fanatiques et les hallucinés créent l'histoire.