Lorsque les petites cités ou les petites provinces ont vécu pendant longtemps d'une vie indépendante, elles finissent par posséder une âme si stable que sa fusion avec celles de cités et de provinces voisines, pour former une âme nationale, devient presque impossible. Une telle fusion, alors même qu'elle peut se produire, c'est-à-dire lorsque les éléments mis en présence ne sont pas trop dissemblables, n'est jamais l'œuvre d'un jour, mais seulement celle des siècles. Il faut des Richelieu et des Bismarck pour achever une telle œuvre, mais ils ne l'achèvent que lorsqu'elle est élaborée depuis longtemps. Un pays peut bien, comme l'Italie, arriver brusquement, par suite de circonstances exceptionnelles, à former un seul Etat, mais ce serait une erreur de croire qu'il acquiert du même coup pour cela une âme nationale. Je vois bien en Italie des Piémontais, des Siciliens, des Vénitiens, des Romains, etc., je n'y vois pas encore des Italiens.
Quelle que soit aujourd'hui la race considérée, qu'elle soit homogène, ou ne le soit pas, par le fait seul qu'elle est civilisée et entrée depuis longtemps dans l'histoire, il faut toujours la considérer comme une race artificielle et non comme une race naturelle. De races naturelles, on n'en trouverait guère actuellement que chez les sauvages. Ce n'est plus que chez eux qu'on peut observer des peuples purs de tout mélange. La plupart des races civilisées ne sont aujourd'hui que des races historiques.
Nous n'avons pas à nous préoccuper maintenant des origines des races. Qu'elles aient été formées par la nature ou par l'histoire, il n'importe. Ce qui nous intéresse, ce sont leurs caractères tels qu'un long passé les a constitués. Maintenus pendant des siècles par les mêmes conditions d'existence et accumulés par l'hérédité, ces caractères ont fini par acquérir une grande fixité et par déterminer le type de chaque peuple.
CHAPITRE II
LIMITES DE VARIABILITÉ DU CARACTÈRE DES RACES
Ce n'est qu'en étudiant avec soin l'évolution des civilisations qu'on constate la fixité de la constitution mentale des races. Au premier abord, c'est la variabilité et non la fixité qui semble la règle générale. L'histoire des peuples pourrait faire supposer en effet que leur âme subit parfois des transformations très rapides et très grandes. Ne semble-t-il pas, par exemple, qu'il y ait une différence considérable entre le caractère d'un Anglais du temps de Cromwell et celui d'un Anglais moderne? L'Italien actuel, circonspect et subtil, ne paraît-il pas fort différent de l'Italien impulsif et féroce que nous décrit dans ses Mémoires Benvenuto Cellini? Sans aller si loin, et en nous bornant à la France, que de changements apparents dans le caractère en un petit nombre de siècles, et parfois même d'années! Quel est l'historien qui n'ait pas noté les différences du caractère national entre le XVIIe et le XVIIIe siècle? et, de nos jours, ne semble-t-il pas qu'il y ait un monde entre le caractère de nos farouches conventionnels et celui des dociles esclaves de Napoléon? C'étaient pourtant les mêmes hommes, et, en quelques années, ils semblent avoir entièrement changé.
Pour élucider les causes de ces changements, nous rappellerons tout d'abord que l'espèce psychologique est, comme l'espèce anatomique, formée d'un très petit nombre de caractères fondamentaux irréductibles, autour desquels se groupent des caractères accessoires modifiables et changeants. L'éleveur qui transforme la structure apparente d'un animal, le jardinier qui modifie l'aspect d'une plante, au point qu'un œil non exercé ne la reconnaît pas, n'ont en aucune façon touché aux caractères fondamentaux de l'espèce; ils n'ont agi que sur ses caractères accessoires. Malgré tous les artifices, les caractères fondamentaux tendent toujours à reparaître à chaque nouvelle génération.
La constitution mentale, elle aussi, a des caractères fondamentaux, immuables comme les caractères anatomiques des espèces; mais elle possède également des caractères accessoires aisément modifiables. Ce sont ces derniers que les milieux, les circonstances, l'éducation et divers facteurs peuvent aisément changer.
Il faut aussi se rappeler, et ce point est essentiel, que dans notre constitution mentale, nous possédons tous certaines possibilités de caractère, auxquelles les circonstances ne fournissent pas toujours l'occasion de se manifester. Lorsqu'elles viennent à surgir, une personnalité nouvelle, plus ou moins éphémère, surgit aussitôt. C'est ainsi qu'aux époques de grandes crises religieuses et politiques, on observe des changements momentanés de caractère tels qu'il semble que les mœurs, les idées, la conduite, tout enfin ait changé. Tout a changé en effet, comme la surface du lac tranquille tourmentée par l'orage. Il est rare que ce soit pour longtemps.
C'est en raison de ces possibilités de caractère mises en œuvre par certains événements exceptionnels, que les acteurs des grandes crises religieuses et politiques nous semblent d'une essence supérieure à la nôtre, des sortes de colosses dont nous serions les fils dégénérés. C'étaient pourtant des hommes comme nous, chez lesquels les circonstances avaient simplement mis en jeu des possibilités de caractère que nous possédons tous. Prenez, par exemple, ces «géants de la Convention», qui tenaient tête à l'Europe en armes et envoyaient leurs adversaires à la guillotine pour une simple contradiction. C'étaient, au fond, d'honnêtes et pacifiques bourgeois comme nous, qui, en temps ordinaire, eussent probablement mené au fond de leur étude, de leur cabinet, de leur comptoir, l'existence la plus tranquille et la plus effacée. Des événements extraordinaires firent vibrer certaines cellules de leur cerveau, inutilisées à l'état ordinaire, et ils devinrent ces figures colossales que déjà la postérité ne comprend plus. Cent ans plus tard, Robespierre eût été, sans doute, un honnête juge de paix très ami de son curé; Fouquier-Tinville un juge d'instruction, possédant un peu plus peut-être que ses collègues l'âpreté et les façons rogues des gens de sa profession, mais très apprécié pour son zèle à poursuivre les délinquants; Saint-Just fût devenu un excellent maître d'école, estimé de ses chefs et très fier des palmes académiques qu'il eût sûrement fini par obtenir. Il suffit, pour ne pas douter de la légitimé de ces prévisions, de voir ce que fit Napoléon des farouches terroristes qui n'avaient pas encore eu le temps de se couper réciproquement le cou. La plupart devinrent chefs de bureau, percepteurs, magistrats ou préfets. Les vagues soulevées par l'orage, dont nous parlions plus haut, s'étaient calmées, et le lac agité avait repris sa surface tranquille.
Même dans les époques les plus troublées, produisant les plus étranges changements de personnalités, on retrouve aisément sous des formes nouvelles les caractères fondamentaux de la race. Le régime centralisateur, autoritaire et despotique de nos rigides jacobins fut-il bien différent, en réalité, du régime centralisateur, autoritaire et despotique que quinze siècles de monarchie avaient profondément enraciné dans les âmes? Derrière toutes les révolutions des peuples latins, il reparaît toujours, cet obstiné régime, cet incurable besoin d'être gouverné, parce qu'il représente une sorte de synthèse des instincts de leur race. Ce ne fut pas seulement par l'auréole de ses victoires que Bonaparte devint maître. Quand il transforma la république en dictature, les instincts héréditaires de la race se manifestaient chaque jour avec plus d'intensité; et, à défaut d'un officier de génie, un aventurier quelconque eût suffi. Cinquante ans plus tard l'héritier de son nom n'eut qu'à se montrer pour rallier les suffrages de tout un peuple fatigué de liberté et avide de servitude. Ce n'est pas Brumaire qui fit Napoléon, mais l'âme de sa race qu'il allait courber sous son talon de fer[2].
2
«A son premier geste, écrit Taine, les Français se sont prosternés dans l'obéissance, et ils y persistent comme dans leur condition naturelle, les petits: paysans et soldats, avec une fidélité animale; les grands: dignitaires et fonctionnaires, avec une servilité byzantine. – De la part des républicains, nulle résistance; au contraire, c'est parmi eux qu'il a trouvé ses meilleurs instruments de règne, sénateurs, députés, conseillers d'Etat, juges, administrateurs de tout degré. Tout de suite, sous leurs prêches de liberté et d'égalité, il a démêlé leurs instincts autoritaires, leur besoin de commander, de primer, même en sous-ordre, et, par surcroît, chez la plupart d'entre eux, les appétits d'argent ou de jouissance. Entre le délégué du Comité de Salut Public et le ministre, le préfet ou sous-préfet de l'Empire, la différence est petite: c'est le même homme sous deux costumes, d'abord en carmagnole, puis en habit brodé.»