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«Un organisateur ayant prié les assistants de nommer un président, l'orage se déchaîne. Les anarchistes bondissent sur la scène pour enlever le bureau d'assaut. Les socialistes le défendent avec énergie; on se cogne, on se traite mutuellement de mouchards, vendus, etc… un citoyen se retire avec un œil poché.

«Enfin, le bureau est installé tant bien que mal au milieu du tumulte, et la tribune reste au compagnon X.

«L'orateur exécute une charge à fond de train contre les socialistes, qui l'interrompent en criant: «Crétin! bandit! canaille!» etc., épithètes auxquelles le compagnon X… répond par l'exposé d'une théorie selon laquelle les socialistes sont des «idiots» ou des «farceurs».

«… Le parti allemaniste avait organisé, hier soir, à la salle du Commerce, rue du Faubourg-du-Temple, une grande réunion préparatoire à la fête des Travailleurs du premier mai. Le mot d'ordre était: «Calme et tranquillité.»

«Le compagnon G… traite les socialistes de «crétins» et de «fumistes».

«Sur ces mots, orateurs et auditeurs s'invectivent et en viennent aux mains; les chaises, les bancs, les tables entrent en scène, etc., etc.»

N'imaginons pas un instant que ce genre de discussion soit spécial à une classe déterminée d'électeurs, et dépende de leur situation sociale. Dans toute assemblée anonyme, quelle qu'elle soit, fût-elle exclusivement composée de lettrés, la discussion revêt toujours les mêmes formes. J'ai montré que les hommes en foule tendent vers l'égalisation mentale, et à chaque instant nous en retrouvons la preuve. Voici, comme exemple, un extrait du compte rendu d'une réunion exclusivement composée d'étudiants, que j'emprunte au journal le Temps du 13 février 1895:

«Le tumulte n'a fait que croître à mesure que la soirée s'avançait; je ne crois pas qu'un seul orateur ait pu dire deux phrases sans être interrompu. À chaque instant les cris partaient d'un point ou de l'autre, ou de tous les points à la fois; on applaudissait, on sifflait; des discussions violentes s'engageaient entre divers auditeurs; les cannes étaient brandies, menaçantes; on frappait le plancher en cadence; des clameurs poursuivaient les interrupteurs: «À la porte! À la tribune!»

«M. C… prodigue à l'association les épithètes d'odieuse et lâche, monstrueuse, vile, vénale et vindicative, et déclare qu'il veut la détruire, etc., etc…».

On pourrait se demander comment, dans des conditions pareilles, peut se former l'opinion d'un électeur? Mais poser une pareille question serait se faire une étrange illusion sur le degré de liberté dont peut jouir une collectivité. Les foules ont des opinions imposées, jamais des opinions raisonnées. Dans le cas qui nous occupe, les opinions et les votes des électeurs sont entre les mains de comités électoraux, dont les meneurs sont le plus souvent quelques marchands de vins, fort influents sur les ouvriers, auxquels ils font crédit. «Savez-vous ce qu'est un comité électoral, écrit un des plus vaillants défenseurs de la démocratie actuelle, M. Schérer? Tout simplement la clef de nos institutions, la maîtresse pièce de la machine politique. La France est aujourd'hui gouvernée par les comités[46]

Aussi n'est-il pas trop difficile d'agir sur eux, pour peu que le candidat soit acceptable et possède des ressources suffisantes. D'après les aveux des donateurs, 3 millions suffirent pour obtenir les élections multiples du général Boulanger.

Telle est la psychologie des foules électorales. Elle est identique à celle des autres foules. Ni meilleure ni pire.

Aussi ne tirerai-je de ce qui précède aucune conclusion contre le suffrage universel. Si j'avais à décider de son sort, je le conserverais tel qu'il est, pour des motifs pratiques qui découlent précisément de notre étude de la psychologie des foules, et que pour cette raison je vais exposer.

Sans doute, les inconvénients du suffrage universel sont trop visibles pour être méconnus. On ne saurait contester que les civilisations ont été l'œuvre d'une petite minorité d'esprits supérieurs constituant la pointe d'une pyramide, dont les étages, s'élargissant à mesure que décroît la valeur mentale, représentent les couches profondes d'une nation. Ce n'est pas assurément du suffrage d'éléments inférieurs, n'ayant pour eux que le nombre, que la grandeur d'une civilisation peut dépendre. Sans doute encore les suffrages des foules sont souvent bien dangereux. Ils nous ont déjà coûté plusieurs invasions; et, avec le triomphe du socialisme, qu'ils préparent, il est probable que les fantaisies de la souveraineté populaire nous coûteront beaucoup plus cher encore.

Mais ces objections théoriquement excellentes perdent pratiquement toute force, si l'on veut se souvenir de la puissance invincible des idées transformées en dogmes. Le dogme de la souveraineté des foules est, au point de vue philosophique, aussi peu défendable que les dogmes religieux du moyen âge, mais il en a aujourd'hui l'absolue puissance. Il est donc aussi inattaquable que le furent jadis nos idées religieuses. Supposez un libre-penseur moderne, transporté par un pouvoir magique en plein moyen âge. Croyez-vous qu'après avoir constaté la puissance souveraine des idées religieuses qui régnaient alors il eût tenté de les combattre? Tombé dans les mains d'un juge voulant le faire brûler sous l'imputation d'avoir conclu un pacte avec le diable, ou d'avoir été au sabbat, eût-il songé à contester l'existence du diable et du sabbat? On ne discute pas plus avec les croyances des foules qu'avec les cyclones. Le dogme du suffrage universel possède aujourd'hui le pouvoir qu'eurent jadis les dogmes chrétiens. Orateurs et écrivains en parlent avec un respect et des adulations que n'a pas connus Louis XIV. Il faut donc se conduire à son égard comme à l'égard de tous les dogmes religieux. Le temps seul agit sur eux.

Il serait d'ailleurs d'autant plus inutile d'essayer d'ébranler ce dogme qu'il a des raisons apparentes pour lui: «Dans les temps d'égalité, dit justement Tocqueville, les hommes n'ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public; car il ne leur paraît pas vraisemblable, qu'ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre.»

Faut-il supposer maintenant qu'avec un suffrage restreint-restreint aux capacités, si l'on veut-on améliorerait les votes des foules? Je ne puis l'admettre un seul instant, et cela pour les raisons que j'ai déjà dites de l'infériorité mentale de toutes les collectivités, quelle que puisse être leur composition. En foule les hommes s'égalisent toujours, et, sur des questions générales, le suffrage de quarante académiciens n'est pas meilleur que celui de quarante porteurs d'eau. Je ne crois pas du tout qu'aucun des votes tant reprochés au suffrage universel, tel que le rétablissement de l'Empire, par exemple, eût été différent si les votants avaient été recrutés exclusivement parmi des savants et des lettrés. Ce n'est pas parce qu'un individu sait le grec ou les mathématiques, est architecte, vétérinaire, médecin ou avocat, qu'il acquiert sur les questions sociales des clartés particulières. Tous nos économistes sont des gens instruits, professeurs et académiciens pour la plupart. Est-il une seule question générale: protectionnisme, bimétallisme, etc., sur laquelle ils aient réussi à se mettre d'accord? C'est que leur science n'est qu'une forme très atténuée de l'universelle ignorance. Devant des problèmes sociaux, où entrent de si multiples inconnues, toutes les ignorances s'égalisent.

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Les comités, quels que soient leurs noms: clubs, syndicats, etc., constituent peut-être le plus redoutable danger de la puissance des foules. Ils représentent, en effet, la forme la plus impersonnelle, et, par conséquent, la plus oppressive de la tyrannie. Les meneurs qui dirigent les comités étant censés parler et agir au nom d'une collectivité sont dégagés de toute responsabilité et peuvent tout se permettre. Le tyran le plus farouche n'eût jamais osé rêver les proscriptions ordonnées par les comités révolutionnaires. Ils avaient, dit Barras, décimé et mis en coupe réglée la Convention. Robespierre fut maître absolu tant qu'il put parler en leur nom. Le jour où l'effroyable dictateur se sépara d'eux pour des questions d'amour-propre, il fut perdu. Le règne des foules, c'est le règne des comités, c'est-à-dire des meneurs. On ne saurait rêver de despotisme plus dur.