En dehors des deux causes que je viens d'énoncer et qui sont d'ordre artificiel, puisqu'elles résultent de conditions de civilisation pouvant varier, il en est une beaucoup plus importante – parce qu'elle est une loi naturelle inéluctable – et qui empêchera toujours l'élite d'une nation, non pas de se différencier intellectuellement des couches inférieures, mais de s'en différencier par trop rapidement. En présence des conditions actuelles de la civilisation qui tendent, de plus en plus, à différencier les hommes d'une même race, se trouvent en effet les pesantes lois de l'hérédité, qui tendent à faire disparaître, ou à ramener à la moyenne, les individus qui la dépassent trop nettement.
Des observations déjà anciennes, mentionnées par tous les auteurs de travaux sur l'hérédité, ont prouvé en effet que les descendants de familles éminentes par l'intelligence subissent tôt ou tard – tôt, le plus souvent, – des dégénérescences qui tendent à les supprimer tout à fait.
La grande supériorité intellectuelle ne paraît donc s'obtenir qu'à la condition de ne laisser derrière soi que des dégénérés. En fait, ce n'est qu'en empruntant sans cesse aux éléments placés au-dessous d'elle, que peut subsister la pointe de la pyramide sociale dont je parlais plus haut. Si l'on réunissait dans une île isolée tous les individus composant cette élite, on formerait, par leurs croisements, une race atteinte de dégénérescences variées et condamnée par conséquent à disparaître bientôt. Les grandes supériorités intellectuelles peuvent se comparer à ces monstruosités botaniques créées par l'artifice du jardinier. Abandonnées à elles-mêmes, elles meurent ou retournent au type moyen de l'espèce, qui, lui, est tout-puissant, parce qu'il représente la longue série des ancêtres.
L'étude attentive des divers peuples montre que si les individus d'une même race se différencient immensément par l'intelligence ils se différencient assez peu par le caractère, ce roc invariable dont j'ai déjà montré la permanence à travers les âges. Nous devons donc en étudiant une race la considérer à deux points de vue fort différents. Au point de vue intellectuel elle ne vaut que par une petite élite à laquelle sont dus tous les progrès scientifiques, littéraires et industriels d'une civilisation. Au point de vue du caractère c'est la moyenne seule qu'il importe de connaître. C'est du niveau de cette moyenne que dépend toujours la puissance des peuples. Ils peuvent à la rigueur se passer d'une élite intellectuelle mais non d'un certain niveau de caractère. Nous le montrerons bientôt.
Ainsi, tout en se différenciant intellectuellement de plus en plus à travers les siècles, les individus d'une race tendent toujours au point de vue du caractère à osciller autour du type moyen de cette race. C'est à ce type moyen, qui s'élève fort lentement, qu'appartient la très grande majorité des membres d'une nation. Ce noyau fondamental est revêtu – au moins chez les peuples supérieurs – d'une mince couche d'esprits éminents, capitale au point de vue de la civilisation, mais sans importance au point de vue de la race. Sans cesse détruite, elle est renouvelée sans cesse aux dépens de la couche moyenne qui, elle, ne varie que fort lentement, parce que les moindres variations, pour devenir durables, demandent à être accumulées dans le même sens par l'hérédité pendant plusieurs siècles.
Il y a plusieurs années déjà que j'étais arrivé, en m'appuyant sur des recherches d'ordre purement anatomique, aux idées qui précèdent sur la différenciation des individus et des races, et pour la justification desquelles je n'ai invoqué, aujourd'hui, que des raisons psychologiques. Les deux ordres d'observation conduisant aux mêmes résultats, je me permettrai de rappeler quelques-unes des conclusions de mon premier travail. Elles s'appuient sur des mensurations exécutées sur plusieurs milliers de crânes anciens et modernes appartenant à des races diverses. En voici les parties les plus essentielles:
Le volume du crâne est en rapport étroit avec l'intelligence, lorsque, laissant de côté les cas individuels, on opère sur des séries. On constate alors que ce qui distingue les races inférieures des races supérieures, ce ne sont pas de faibles variations dans la capacité moyenne de leurs crânes,mais bien ce fait essentiel que la race supérieure contient un certain nombre d'individus au cerveau très développé, alors que la race inférieure n'en contient pas. Ce n'est donc pas par les foules, mais bien par le nombre de ceux qui s'en distinguent, que les races diffèrent. D'un peuple à l'autre, la différence moyenne du crâne – sauf quand on considère les races tout à fait inférieures – n'est jamais bien considérable.
En comparant les crânes des diverses races humaines, dans le présent et le passé, on voit que les races dont le volume du crâne présente les plus grandes variations individuelles sont les races les plus élevées en civilisation; qu'à mesure qu'une race se civilise, les crânes des individus qui la composent se différencient de plus en plus; ce qui conduit à ce résultat que ce n'est pas vers l'égalité intellectuelle que la civilisation nous conduit, mais vers une inégalité de plus en plus profonde. L'égalité anatomique et physiologique n'existe qu'entre individus de races tout à fait inférieures. Entre les membres d'une tribu sauvage, tous adonnés aux mêmes occupations, la différence est forcément minime. Entre le paysan, qui n'a que trois cents mots dans son vocabulaire, et le savant, qui en a cent mille avec les idées correspondantes, la différence est, au contraire, gigantesque.
Je dois ajouter à ce qui précède que la différenciation entre individus produite par le développement de la civilisation se manifeste également entre les sexes. Chez les peuples inférieurs ou dans les couches inférieures des peuples supérieurs, l'homme et la femme sont intellectuellement fort voisins. A mesure au contraire que les peuples se civilisent, les sexes tendent de plus en plus à se différencier.
Le volume du crâne de l'homme et de la femme, même quand on compare uniquement, comme je l'ai fait, des sujets d'âge égal, de taille égale et de poids égal, présente des différences très rapidement croissantes avec le degré de la civilisation. Très faibles dans les races inférieures, ces différences deviennent immenses dans les races supérieures. Dans ces races supérieures, les crânes féminins sont souvent à peine plus développés que ceux des femmes de races très inférieures. Alors que la moyenne des crânes parisiens masculins les range parmi les plus gros crânes connus, la moyenne des crânes parisiens féminins les classe parmi les plus petits crânes observés,à peu près au niveau de ceux des Chinoises, à peine au-dessus des crânes féminins de la Nouvelle-Calédonie[5].
CHAPITRE V
FORMATION DES RACES HISTORIQUES
5
Dr Gustave le Bon. Recherches anatomiques et mathématiques sur les variations de volume du cerveau et sur leurs relations avec l'intelligence. In-8°, 1879. Mémoire couronné par l'Académie des sciences et par la Société d'anthropologie.