— Combien d’entre vous ont des jumeaux qui n’ont pas encore de poils ailleurs que sur la tête ? lança Tian. Levez la main !
Six hommes levèrent le bras. Puis huit. Puis douze. Chaque fois que Tian pensait que le compte était bon, une autre main récalcitrante se dressait. À la fin, il dénombra vingt-deux mains, et bien sûr, tous ceux qui avaient des enfants n’étaient pas venus. Il constata combien Overholser était consterné par un tel nombre. Diego Adams avait levé la main, et Tian fut heureux de voir qu’il s’était un peu écarté d’Overholser, Eisenhart et Slightman. Trois des Mannis avaient la main levée. Jorge Estrada. Louis Haycox. Beaucoup d’autres de sa connaissance, ce qui n’avait rien de surprenant, puisqu’il connaissait pratiquement chacun de ces hommes. Probablement tous, à l’exception de quelques journaliers qui allaient d’exploitation en exploitation, en échange de paies dérisoires et de repas chauds.
— Chaque fois qu’ils viennent enlever nos enfants, ils prennent un peu plus de notre cœur et de notre âme, reprit Tian.
— Allons, fiston, fit Eisenhart. Tu ne crois pas que tu exagères un p…
— La ferme, rancher, s’éleva une voix.
C’était celle de l’homme arrivé en retard, celui avec la cicatrice sur le front. Il y avait quelque chose de choquant, dans cette colère et ce mépris.
— C’est lui qui a la plume. Laisse-le finir ce qu’il a à dire.
Eisenhart pivota pour repérer qui avait osé lui parler ainsi. Il vit l’homme et ne répondit pas. Tian n’en fut pas surpris.
— Grand merci, Père, dit Tian d’une voix égale. J’en ai presque terminé. Je pense sans arrêt aux arbres. On peut couper toutes les feuilles d’un arbre, il survivra. Si on lui arrache des couches d’écorce, il en fabriquera encore. On peut même aller prélever au cœur de la sève, il survivra. Mais si on continue à lui retirer de la sève, encore et encore, il viendra un moment où même l’arbre le plus fort succombera. C’est arrivé, chez moi, à la ferme, et ça n’est pas beau à voir. Ils meurent de l’intérieur. On le voit aux feuilles, elles jaunissent, en partant du tronc, vers le bout des branches. Et c’est ce que les Loups font à notre petit village. C’est ce qu’ils font à notre Calla.
— Écoutez-le ! cria Freddy Rosario, l’autre voisin de Tian. Écoutez-le bien !
Freddy avait lui-même des jumeaux, bien qu’ils fussent encore au sein, donc probablement en sécurité.
Tian reprit.
— Vous dites que si on résiste et qu’on se bat, ils nous tueront tous et brûleront La Calla d’est en ouest.
— Oui, acquiesça Overholser. C’est ce que je dis. Et je ne suis pas le seul.
Autour de lui grondèrent des murmures d’approbation.
— Pourtant, chaque fois qu’on reste là, la tête baissée et les mains tendues, à laisser les Loups prendre ce qu’on a de plus cher, plus cher qu’aucune ferme, qu’aucune grange ou qu’aucune récolte, eh bien on les laisse prendre un peu plus de la sève de cet arbre qu’est notre village !
Tian parlait d’une voix forte, la plume dans sa main levée bien haut.
— Si on ne se bat pas bientôt, on mourra de toute façon ! Voilà ce que je dis, moi, Tian Jaffords, fils de Luke ! Si on ne se bat pas bientôt, on sera des crânés nous-mêmes !
Des Écoutez-le s’élevèrent de toute part. Ainsi que des martèlements sourds de bottillonnes. Même des applaudissements.
George Telford, un autre rancher, chuchota quelque chose à Eisenhart et Overholser. Ils écoutèrent, puis acquiescèrent. Telford se leva. Il avait une chevelure argentée, un teint bronzé, une beauté burinée qui semblait plaire aux femmes.
— Tu as dit ce que tu avais à dire, fiston ? demanda-t-il avec douceur, comme on demanderait à un enfant s’il a assez joué pour aujourd’hui et s’il est prêt pour la sieste.
— Oui, je suppose, répondit Tian.
Il se sentit soudain abattu. Telford avait beau ne pas jouer dans la même cour que Vaughn Eisenhart, c’était un beau parleur. Tian se dit qu’il finirait peut-être par perdre la partie, après tout.
— Je peux prendre la plume, alors ?
Tian songea un instant à s’y accrocher, mais à quoi bon ? Il avait tiré ses meilleures cartouches. Enfin, il avait essayé. Peut-être que Zalia et lui devraient plier bagages et emmener les enfants à l’ouest eux-mêmes, retourner vers les Entre-Deux. De lune pleine à lune pleine avant l’arrivée des Loups, avait dit Andy. On pouvait prendre une fichue avance sur les ennuis, en trente jours.
Il fit passer la plume.
— Nous apprécions tous la fougue du jeune sai Jaffords, et il va de soi que personne ne met en doute son courage, commença George Telford.
Tout en parlant, il tenait la plume contre la partie gauche de sa poitrine, contre son cœur. Des yeux il parcourait l’assistance, voulant attraper les regards — créer une connivence avec chacun des hommes.
— Mais il nous faut penser aux gosses qui resteront autant qu’à ceux qui partiront, pas vrai ? En fait, notre devoir est de protéger tous les gosses, que ce soit les jumeaux, les triplés ou les singletons, comme le petit Aaron de sai Jaffords.
Telford se tourna vers Tian.
— Que diras-tu à tes enfants, quand les Loups tueront leur mère et mettront peut-être le feu à leur Gran-Pere, avec l’une de leurs lumitriques ? Comment t’y prendras-tu, pour rendre leurs hurlements moins déchirants ? Pour adoucir l’odeur de la peau brûlée et des récoltes en flammes ? Tu parleras des âmes qu’on est en train de sauver ? Ou de cette espèce d’arbre imaginaire ?
Il marqua un temps d’arrêt, laissant à Tian une chance de répondre, mais Tian n’avait rien à répondre. Dire qu’il les tenait presque… mais c’était compter sans l’habileté d’un Telford. Ce salopard avec sa voix de velours, lui aussi avait largement passé l’âge de s’inquiéter de voir les Loups débarquer devant sa porte, sur leurs grands chevaux gris.
Telford hocha la tête, comme s’il avait prévu le silence de Tian, et se retourna vers les bancs.
— Quand les Loups viendront, ils viendront avec des armes qui crachent le feu — les lumitriques, comme vous l’intuitez — et des fusils, et ces objets métalliques volants. Impossible de me souvenir du nom de ces…
— Les vibrantes, compléta quelqu’un.
— Les vifs d’argent, fit un autre.
— Les furtives, ajouta un troisième.
Telford acquiesça avec un sourire bienveillant. Le maître fier de ses bons élèves.
— Quel que soit leur nom, l’important c’est qu’elles volent dans l’air, qu’elles choisissent leur cible et qu’une fois qu’elles l’ont localisée, elles lancent leurs lames affûtées comme des rasoirs. Elles vous découpent un homme des pieds à la tête en cinq secondes, et il ne reste plus rien de lui qu’un cercle de sang et de cheveux. Croyez-moi, je l’ai vu de mes yeux.
— Écoutez-le ! Écoutez-le bien ! crièrent les hommes assis sur les bancs, les yeux écarquillés et remplis de peur.
— Les Loups eux-mêmes sont redoutables, reprit Telford, passant avec aisance d’une histoire effrayante à une autre.
— Ils ressemblent à des hommes, grosso modo, pourtant ce ne sont pas des hommes, c’est quelque chose de bien plus grand, et de bien plus horrible. Et ceux dont ils sont les serviteurs, là-bas, à Tonnefoudre, sont pires, bien pires. Des vampires, d’après ce que j’ai entendu dire. Des hommes à tête d’oiseau ou d’animal, peut-être bien. Des ronins morts vivants et errants. Des Guerriers de l’Œil Cramoisi.