Leur ébahissement le fit sourire. C’est alors qu’il se tourna vers Slightman.
— L’apprenti est à peine plus vieux que votre fils Ben, mais il est déjà aussi rapide que le serpent et aussi redoutable que le scorpion. Et les autres sont encore plus rapides et encore plus redoutables. Je le tiens d’Andy, qui les a vus. Vous vouliez des gros calibres ? Il n’y a qu’à se servir. J’en jurerais, par ma montre et mon billet.
Cette fois-ci, Overholser se leva complètement. Il était si rouge qu’on l’aurait cru en proie à la fièvre. Son gros ventre arrondi tremblotait.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire à dormir debout ? Si des hommes pareils ont existé, ils ont disparu avec Gilead. Et Gilead n’est plus que poussière depuis mille ans.
Il n’y eut aucun murmure pour ou contre. Aucun murmure tout court. La foule restait figée, comme hypnotisée par l’écho de ce seul mot mythique : pistoleros.
— Vous vous trompez, dit Callahan. Mais inutile de se battre à ce sujet. Nous n’avons qu’à aller vérifier par nous-mêmes. Un petit groupe suffira, il me semble. Jaffords ici présent… moi-même… et pourquoi pas vous, Overholser ? Ça vous dirait de vous joindre à nous ?
— Les pistoleros n’existent pas ! gronda Overholser.
Derrière lui, Jorge Estrada se leva.
— Père Callahan, Dieu vous bénisse…
— Dieu vous bénisse aussi, Jorge.
— … mais même si ce sont bel et bien des pistoleros, comment ils pourraient se battre à trois contre quarante ou soixante ? Et pas quarante ou soixante hommes normaux, quarante ou soixante Loups ?
— Écoutez-le, il dit vrai ! lança Eben Took, l’épicier.
— Et pourquoi ils se battraient pour nous ? renchérit Estrada. On boucle à peine l’année, sans parler de bénéfices. Qu’est-ce qu’on aurait à leur offrir, à part quelques repas chauds ? Et quel homme accepterait de mourir pour son dîner ?
— Écoutez-le, écoutez-le ! crièrent Telford, Overholser et Eisenhart à l’unisson.
D’autres se mirent à taper du pied en rythme sur le plancher.
Le Vieux attendit le retour au silence, puis il reprit :
— J’ai des livres, au presbytère. Une demi-douzaine.
Bien que ce fût un fait connu de tous ou presque, la simple évocation de livres — de tout ce papier — provoquait toujours un soupir d’émerveillement général.
— Selon l’un d’eux, il était interdit aux pistoleros de percevoir des récompenses. Apparemment, parce qu’ils descendent en droite ligne d’Arthur l’Aîné.
— L’Eld ! murmurèrent les Manni, et plusieurs brandirent le poing en l’air, le pouce et l’annulaire pointés vers le haut.
Tu les tiens, pensa le Vieux. En avant, Texas. Il réussit à retenir un éclat de rire, mais pas le sourire qui lui montait aux lèvres.
— Vous voulez parler de ces mercenaires qui parcourent le pays, en multipliant les bonnes actions ? demanda Telford d’une voix légèrement moqueuse. Vous êtes trop vieux pour ce genre de conte de fées, mon père.
— Pas des mercenaires, répondit patiemment Callahan, des pistoleros.
— Comment trois hommes peuvent-ils tenir tête aux Loups, mon père ? s’entendit dire Tian lui-même.
D’après Andy, l’un des pistoleros était une femme, mais Callahan ne voyait pas l’utilité de brouiller encore plus les pistes (même si son côté farceur en avait quand même très envie).
— C’est une question pour leur dinh, Tian. Nous la lui poserons. Et ils ne se battraient pas rien que pour un repas chaud, vous savez. Loin de là.
— Pour quoi d’autre, alors ? demanda Bucky Javier.
Callahan pensait que ce qu’ils voudraient, c’était cette chose qui gisait sous le plancher de cette église. Et c’était tant mieux, parce cette chose s’était réveillée. Le Vieux, qui s’était enfui dans un autre monde d’une ville appelée Jerusalem’s Lot, voulait s’en débarrasser. S’il ne s’en débarrassait pas au plus vite, elle finirait par le tuer.
Le ka était venu à Calla Bryn Sturgis. Le ka comme le vent.
— Chaque chose en son temps, monsieur Javier, répondit Callahan. Chaque chose en son temps, sai.
Un murmure avait commencé à monter dans la Salle du Conseil. Il se faufila entre les bancs, de bouche à oreille, comme une brise d’espoir et de peur.
Des pistoleros.
Des pistoleros vers l’ouest, venus de l’Entre-Deux-Mondes.
Et c’était vrai, grâce à Dieu. Les derniers descendants redoutables d’Arthur l’Aîné, marchant sur Calla Bryn Sturgis le long du Sentier du Rayon. Le ka comme le vent.
— Il est temps d’être des hommes, leur dit le Père Callahan.
En dessous de sa cicatrice, ses yeux brûlaient comme des lampes. Pourtant, le ton de sa voix n’était pas dénué de compassion.
— Il est temps de se mettre debout, messieurs. L’heure est venue de se mettre debout et d’être sincère.
PREMIÈRE PARTIE
VAADASCH
CHAPITRE 1
Le visage qui se reflète sur l’eau
Le temps est un visage qui se reflète sur l’eau : ainsi disait un vieux proverbe du vieux-temps, en la lointaine Mejis. Eddie Dean n’y avait jamais mis les pieds.
Enfin si, en un sens. Un soir, Roland avait emmené ses quatre compagnons — Eddie, Susannah, Jake et Ote — à Mejis, à travers ce long récit pendant qu’ils campaient sur l’I-70, l’autoroute du Kansas, dans un Kansas qui-ne-fut-jamais. Cette nuit-là, il leur avait raconté l’histoire de Susan Delgado, son premier amour. Peut-être même son seul amour. Et comment il l’avait perdue.
L’adage était peut-être vrai du temps de la jeunesse de Roland, quand il avait l’âge de Jake Chambers, mais Eddie le trouvait encore plus juste aujourd’hui, alors que le monde était en train de se détendre, comme le ressort principal d’une montre ancienne. Roland leur avait dit que même des choses aussi élémentaires que les points cardinaux n’étaient plus fiables, dans l’Entre-Deux-Mondes ; ce qui hier se situait plein ouest pouvait bien se retrouver au sud-ouest le lendemain, aussi dingue que ça puisse paraître. Et le temps lui aussi avait commencé à ramollir. Eddie aurait juré que certaines journées duraient quarante heures, et il leur succédait des nuits (comme celle durant laquelle Roland les avait emmenés à Mejis) qui paraissaient plus longues encore. Et puis un jour, au beau milieu de l’après-midi, il voyait presque l’obscurité jaillir d’un seul coup et la nuit descendre par-dessus l’horizon, vers eux. Eddie se demandait si le temps s’était perdu.
Ils avaient quitté une ville appelée Lud à bord de Blaine le Mono. Blaine est peine, comme l’avait dit Jake à plusieurs occasions, mais il s’était trouvé qu’il était bien plus que ça ; Blaine le Mono était complètement givré. Eddie l’avait tué grâce à l’illogique (« Tu as un don pour ça, mon lapin », lui disait Susannah), et ils avaient débarqué dans un Topeka qui n’avait tout simplement rien à voir avec le monde d’où venaient Eddie, Susannah et Jake. Ce qui n’était pas plus mal, sans rire, parce que ce monde-ci — un monde dans lequel l’équipe pro de base-ball de Kansas City s’appelait les Monarques, où le Coca-Cola était devenu N’Oz-A-La et où le constructeur automobile japonais numéro un ne s’appelait plus Honda mais Takuro — avait été assailli par une sorte de peste qui avait anéanti presque tout le monde. Alors colle-toi ça dans ta Takuro Spirit et fonce, s’était dit Eddie.